Dominique Naert - Nous n'avons pas la capacité de changer le monde, mais celle de changer notre propre vision du monde…/… We can't change the world, but we can change our view of it.
 
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L’apprentissage d’un métier, la voie de l’homme

Ecrit par Dominique

Le travail manuel, grâce à l’outil donne à la matière une valeur qu’elle n’avait pas auparavant. Il est donc une activité de valorisation de la matière et de l’homme de métier lui-même. Des hommes ou des femmes aimant tout simplement leur travail en prenant du plaisir à l’exécuter, répandent par leurs actions un peu de la satisfaction qu’ils éprouvent.

Le remplacement de l’outil par la machine a inversé le rapport entre l’homme et le produit de son travail.

Il en résulte qu’aujourd’hui l’immense majorité des hommes et des femmes travaillent pour gagner, bien sur de quoi assumer le quotidien, mais aussi pour se procurer l’argent servant à se procurer ailleurs que dans leur travail, la somme de plaisir nécessaire à tout être humain, plaisir qu’il n’y a pas si longtemps, ils trouvaient dans ce qu’ils réalisaient.

L’industrialisation se traduit dans le champ social par l’antagonisme de deux catégories humaines : ceux qui profitent de ce système et refusent de le modifier, et ceux qui en souffrent. Cependant, les deux pôles sont pareillement soumis et instrumentalisés par le système économique. Les cols blancs, eux-mêmes n’ont aucun contrôle sur son développement, ils ne sont que les assistants, les collaborateurs du système. Un système qui les dépasse et produit un système encore plus inhumain, la microsociété financière.

Les financiers ont insidieusement pris le pouvoir dans tous les secteurs de la société, qu’ils soient d’état ou privés. Or, ces derniers ne peuvent qu’être prisonniers de leur principe d’organisation, ils n’ont comme avenir que le bilan prévisionnel de l’année suivante. Sine die, ils distribuent une bonne partie des dividendes de ceux qui créent la richesse par leur travail à quelques membres d’un monde fermé et privilégié. Réclamant toujours plus, ils obligent les producteurs à produire toujours plus jusqu’à les dégoûter de l’ouvrage qu’ils réalisaient jusqu’alors avec tout l’amour que méritait celui-ci. Coluche disait  » l’on n’est pas payé pour ce que l’on vaut mais pour ce que l’on rapporte ! »

Henri Lachmann, président de Schneider Electrique, un des principaux bénéficiaires de ce système en France s’interroge malgré tout : « Ce pourquoi une entreprise existe, ce n’est pas pour créer de la valeur pour des actionnaires mais des richesses corporelles et incorporelles, pour les actionnaires, les clients, les collaborateurs et les sociétés dans lesquelles on opère ». « La crise de la microsociété financière est due au goût de lucre et à la cupidité…. Sur cent transactions, deux reposent sur l’économie réelle… Le monde financier ne s’est occupé que de lui-même… Les actionnaires, c’est une gouvernance qui ne marche pas. C’est guignol. Une vraie parodie… ». Il ajoutait, évoquant les cadres d’entreprise : « Il faut faire faire ce métier debout, pas comme un cadre servile ! ».

L’enjeu est donc de redonner le pouvoir à la communauté des hommes sur le système. C’est cette vision paradoxale des choses que Paul Feller dénonçait. C’est pour tenter de résoudre cette division, qu’il a fondé, avec les Compagnons du Devoir, la Maison de l’Outil et de la pensée ouvrière.

Pour Paul Feller, ne pas faire ou, au contraire, faire un apprentissage d’un métier manuel est donc déterminant pour la formation globale de l’individu et sa vision du monde ; tant dans ses relations sociales que dans son approche économique et philosophique des choses ; dans son approche avec le monde vivant, la nature, le progrès. Dans sa capacité à aborder la liberté individuelle en accédant à l’autonomie non pas simplement économique mais matérielle et ontologique.

Pratiquer (un métier) semblait le moyen le plus sûr pour P. Feller de se construire et vivre la réalité. L’expérience physique lui paraît être le meilleur garant de l’équilibre psychique, tout au moins dans la période délicate de l’adolescence, particulièrement propice à l’illusion et au virtuel. Ainsi l’individu se particularise-t-il au contact de l’Univers par la médiation de la matière, d’où sont extraits les matériaux et à l’outil qu’il manipule. Les considérations économiques, sociales et écologiques de l’adulte qui a pratiqué l’apprentissage d’un métier sensible seront différentes de celui qui ne se sera jamais remis en question à l’établi.

L’apprentissage permet de construire sa propre identité et de prendre le contrôle de sa vie. L’apprentissage qui vous met au contact d’un matériau et d’un Maître d’apprentissage, vous universalise. Il vous décentre de vous-même, idée même de l’éducation véritable (ex ducere : conduire au dehors). Le métier vous rend solidaire des générations. Il vous oblige à la transmission. Il vous responsabilise face à l’histoire. Votre conscience professionnelle dépasse la limite de votre propre vie. L’égoïsme naturel de l’homme s’estompe dans l’intérêt de l’ouvrage et dans la part que cet ouvrage rend au progrès.

Paul Feller propose, tout au moins à la jeunesse occidentale, l’apprentissage d’un métier comme initiation permettant l’accès aux valeurs universelles, sans pour autant rejeter celle des sociétés traditionnelles (religieuses ou ethniques). Certains groupes pratiquent encore des rites de passage qui suffisent à leur développement. Le sport ou la musique pratiqués sous l’autorité d’un entraineur ou d’un professeur compétent auront aussi des effets édificateurs identiques. La documentation qui constitue la bibliothèque de la Maison de l’Outil et de la pensée ouvrière n’a d’objectif que d’aider à la formation des Maîtres d’apprentissage et au renouvellement de sa pédagogie. En fait, pour tordre le coup aux idées négatives sur l’apprentissage, il nous faut dénoncer les méfaits de l’apprentissage « à papa », exploiteur et pervers et développer une vraie pédagogie. Pour autant, on ne nous a pas attendus et les choses sont en route…

P. Feller ne se voyait en aucun cas comme un agent recruteur des métiers à qui il laissait la responsabilité propre de s’adapter à la mesure de l’évolution de la société, tant au plan des effectifs que des techniques. Ce n’était qu’en tant que « rite de passage » entre l’enfance et la vie d’adulte qu’il invitait les adolescents à rejoindre les fondements de la civilisation que représentent les métiers… Après, chacun décide de son chemin. Avec l’allongement de l’activité professionnelle et de la vie, évoluer deux ou trois années dans un apprentissage ne parait pas insurmontable, d’autant que ce temps compte pour les annuités nécessaires aux droits à la retraite.

C’est cette initiation qui permettrait aux élites qui nous dirigeront demain, de prendre des décisions justes, dans l’intérêt de tous et non pas déconnectées de la réalité de la majeure partie qui, par ailleurs, se trouve dans de fortes proportions, en situation de survie. C’est explorer une autre voie pour l’Humanité, tenant compte de l’équilibre de la biosphère et non pas de son déséquilibre exprimé jusqu’alors par le profit ou la perte ( expression du déséquilibre non seulement économique mais aussi humain, écologique, culturel, ethnique…) expression obsolète d’une société dont la voie débouche dans une impasse.

Le dirigeant qui aura été à l’établi de menuisier pendant son adolescence, prendra ses décisions en tenant compte des forêts, de la fertilité de la terre, de la qualité de l’eau de pluie, du contrôle des rejets et de la pollution. Un énarque qui passerait 3 ans de son cursus scolaire à tailler la pierre, entouré de compagnons et de maîtres, aurait un sens plus aigu de la Fraternité, de l’Egalité et de la Liberté, valeurs qu’il se devrait d’exprimer dans sa vie d’administrateur de la République. Démarche que P. Feller applique à tous : « Le futur pape de demain, je le verrais d’abord boulanger. Parlant du Pain de Vie, tant sur le plan spirituel que physique, il saurait au moins de quoi il parle… ».

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