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Une pénurie de Maître d’apprentissage
Dans le dernier numéro de Transmettre, nous constations le redéploiement de l’apprentissage si cher à Paul Feller. En effet, les Conseils Régionaux ont reçu de l’Etat, la charge et la gestion de la formation par l’apprentissage. Pour les Régions, l’apprentissage compte pour près de la moitié de leur budget. L’administration destine donc aux organismes d’apprentissage des financements importants pour peu qu’ils recrutent. On a donc pu constater, en quelques années, un retournement de la situation quantitative de l’apprentissage. C’est aussi pour les Régions, une opportunité de reconnaissance et d’actions. De plus, l’idée d’apprendre un métier, pour un adolescent, n’est plus complètement saugrenue et dévalorisante.
De là à penser que la bataille en faveur des métiers manuels est gagnée, là n’est pas notre propos. Nous ne sommes pas dupes. Tant de décennies de discriminations à l’égard des métiers ne pourront pas s’effacer en quelques années. Plusieurs générations seront nécessaires à restaurer la dignité des hommes de métier dits manuels. En effet, si l’apprentissage revient en force, les collectivités le destinent en priorité au niveau 3 (au delà du bac). C’est tout au moins leur objectif. Loin s’en faut de comprendre qu’un métier doit se pratiquer jeune ; de ce fait, ne proposer l’apprentissage d’un métier sensible qu’à partir de 18 ans, c’est déjà poser un handicap à l’homme de métier en devenir. Nous l’avons déjà évoqué dans le Transmettre N° 4.
Aujourd’hui nous souhaiterions aborder l’aspect du « Maître d’apprentissage », autrement dit, envisager la qualité de l’apprentissage dans l’un de ses aspects essentiels, l’émetteur. Ce que nous voulons dire, c’est que la transmission est question d’émetteur, le Maître d’apprentissage » et de récepteur, l’Apprenti. Or, il ne peut y avoir d’apprenti sans Maître d’apprentissage. Cette équation peut sembler évidente, tomber sous le sens, pourtant nombre d’entreprises qui pratiquent l’apprentissage ne la résolvent pas. Bien entendu, ces entreprises déclarent un tuteur qui devrait être chargé de la formation mais, très souvent, les contacts sont rares entre les deux protagonistes sinon totalement inexistants. Ces entreprises peuvent avoir signé la « charte d’apprentissage » et avoir engagé sur papier leur responsabilité, autrement dit « répondre de leur engagement », cela ne va pas de soi. L’apprentissage à moyen ou long terme est difficilement assimilable pour le responsable d’un secteur, d’un atelier ou d’un chantier auquel l’entreprise a fixé des objectifs à court terme. Cette inadéquation pourrait être résolue en confiant l’apprentissage aux anciens de l’entreprise, à ceux qui sont généralement mis en préretraite ou au « placard » par manque de rendement ou inadaptation technologique. Pourtant ce sont eux qui ont la mémoire et la culture de l’entreprise et du métier. C’est en cela que les anciens pourraient retrouver cet enthousiasme qu’ils perdent à force d’être mis en défaut. Leur inadaptation à la technologie nouvelle n’est pas un défaut en matière d’apprentissage. Contrairement à la pensée académique, nous affirmons, à l’instar de Paul Feller, que la technique peut être apprise à tout âge mais pas le métier dans ses bases culturelles. La technique est une manière d’agir ; le métier, en tant que tel est, davantage, manière de vivre, manière d’être et de penser. L’ancien, plus que tout autre, livrera à l’apprenti sa connaissance intime des choses. Les plus jeunes n’en prendront pas le risque, de crainte de se faire doubler par celui même à qui ils ont transmis. C’est ce cynisme là qui fissure l’entreprise libérale. Pourtant, ne doutons pas que les plus pérennes en sont conscientes.
Il est une autre catégorie de Maîtres d’apprentissage qui fait défaut : les artisans. Les artisans ont une tradition multiséculaire à l’égard de l’apprentissage : une tradition viscérale. Pourtant l’individualisme latent semble déborder les frontières de l’artisanat et toutes les excuses sont bonnes pour faire taire le devoir de nombreux artisans. De nombreux adolescents de qualité qui choisissent l’apprentissage d’un métier et qui frappent aux portes des artisans s’exposent à une fin de non recevoir. Des artisans qui se désespèrent, au demeurant, de ne pas trouver suffisamment d’ouvriers qualifiés. Beaucoup comptent sur l’Education Nationale qu’ils vitupèrent pour son manque de résultat. Or, la solution responsable consiste à prendre son destin en main, à se sentir solidaire de son métier et de sa tradition, à former des apprentis même si, formés, ces derniers vont frapper aux portes des collègues et concurrents.
Alors comment réveiller les valeurs qui ont permis et permettront encore aux générations de participer aux charges et au progrès de l’humanité. Car c’est bien là où réside la gageure de « l’apprentissage des métiers manuels » : permettre la métamorphose d’un enfant grâce à la volonté conjuguée du matériau et du maître d’apprentissage. Par ce rapport à l’univers et à la vie, former une génération d’hommes ou de femmes généreux et ouverts, portants en eux la connaissance profonde d’un monde enfin civilisé. Parce que le métier permet à l’adolescent de retrouver son unité, de résoudre ses conflits intérieurs, d’accéder à des dimensions humaines élevées. C’est en cela que Feller avait imaginé la Maison de l’Outil et de la Pensée Ouvrière : il souhaitait que ce lieu permette de résorber la division du monde. Tout au moins qu’elle en soit le symbole. Pour autant, faire appel aux maîtres de qualité sans lesquels, l’apprentissage est impossible.
Dominique Naert
« L’homme livre à l’Homme, par delà toute tradition des techniques manuelles, ce qui le constitue vivant, sa vision du monde, sa manière d’être au monde ». Paul Feller.