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Analyse symbolique de Perceval ou le Roman du Graal de Chrestien de Troyes (vers 1135 – 1185)
Chrestien de Troyes est le créateur de la Légende du Graal, de Lancelot, de Perceval, du développement de la légende arthurienne et de Merlin l’Enchanteur ; il est donc l’inventeur du roman littéraire et initiatique. Le conte du Graal fonde le mythe le plus important du Moyen Age. De ce texte énigmatique et fascinant va procéder toute une moisson de chefs-d’œuvre, de représentations et de questions qui continuent d’inspirer l’imaginaire occidental.
On ne sait quasiment rien de Chrestien de Troyes si ce n’est qu’il était clerc et tonsuré : il avait donc étudié les arts libéraux qui se montent au nombre de 7. Il se consacre tout d’abord à la traduction et à l’adaptation du poète grec Ovide (« Les Métamorphoses », « L’Art d’aimer ») qui influence sa vision de l’amour et lui permettra l’approche de la poésie et de la rhétorique. Chrestien de Troyes est l’auteur de cinq romans en vers : Erec et Enide (vers 1170), Cligès (v. 1176), Lancelot ou Le Chevalier à la Charrette et Le Chevalier au Lion (Yvain) (v. 1178-1181) et Le Conte du Graal (Perceval) (v. 1182-1183).
Chrestien vit la majeure partie de sa vie à la cour de Champagne sous la protection de Marie de Champagne. En 1181, au décès du comte de Champagne, Henri 1er le Libéral, il s’installe à la cour de Flandre aux cotés de Philippe d’Alsace jusqu’à la fin de sa vie.
Les deux cours fréquentées par Chrestien possédaient un haut niveau culturel rendu en partie possible par la stabilité politique et la richesse commerciale de la Champagne et de la Flandre.
Au 12e siècle, certains auteurs délaissant l’Antiquité s’attachent à l’épopée celtique. Le premier à l’utiliser est Wace dont le » Brut » (1155) dédié à Aliénor d’Aquitaine est une adaptation de « l’Historia britannicae » (1136) de l’évêque gallois Geoffroy de Monmouth. La « matière de Bretagne » a pour cadre les aventures d’Arthur et des Chevaliers de la Table ronde.
Les aventures des chevaliers, héros de ces romans ont bien entendu un sens symbolique : il s’agit de la quête d’une identité. L’amour tient également une large place, qui ne se réalise pleinement que dans le mariage. Il a également écrit deux chansons d’amour qui sont les plus anciennes connues en langue d’oïl.
En 1182, Philippe d’Alsace, lui commandera un conte initiatique, destiné au futur roi Philippe Auguste dont il était tuteur : Le comte lui procure l’historiette de base ; ce sera Perceval et le conte du Graal. D’autre comme Fénelon continueront cette tradition du roman d’apprentissage à destination du futur roi, en l’occurrence du duc de Bourgogne (1682-1712) - petit-fils de Louis XIV – (réécriture de L’Odyssée d’Homère).
Le mythe du Graal (1170), emploie les ustensiles du culte celte qu’il christianise, en particulier le « chaudron » du Dagda, la « coupe de Souveraineté », et l’épée de Dagda.
Lors du repas chez le Roi-pêcheur, Perceval assistera à une procession composée de jeunes gents et jeunes filles. L’une portera le gradalis, un plat creux destiné à contenir du poisson. Le terme champenois gradalis sera traduit par graal, la deuxième jeune fille porte un tailloir, sorte de plateau sur lequel on déposait la tête d’un agneau ou d’un ennemi décapité chez les celtes et le troisième, une lance qui « saigne » qu’on apparentera à celle de Longin, ce soldat romain qui transperça le flan du Christ en croix.
Dans le mythe du Graal, le roi Arthur est l’être dans sa totalité, qui a compris qu’une des deux parties de lui-même, sa part inconsciente est blessée : elle est représentée par le roi Méhaigné. Endormi dans la matière, ignorant l’existence de cette complémentarité de lui-même, ignorant l’âme, l’homme peut très bien continuer à vivre une existence charnelle. Mais si, brusquement il s’éveille, ce que nous évoquons aussi comme l’ouverture de la conscience à l’inconscient, si ses sens alertés traduisent un état qu’il ne peut ni ne sait atteindre, alors l’homme est malade, mieux il est blessé.
Pour guérir, il lui faut alors chercher dans toutes les directions, ouvrir toutes les portes, appréhender tous les problèmes, modifier ses concepts, bouleverser ses acquis, se remettre en question, affronter pour éprouver, éprouver pour choisir, combattre pour intégrer, développer, non pas le seul savoir qui distingue, mais surtout, la connaissance qui unifie. Éveillé, c’est à dire né à nouveau, en abattant ou en traversant une à une les enveloppes qui le recouvrent et qui correspondent aux êtres élémentaires qui le constituent, l’homme rejoindra la Connaissance, et participera à sa guérison.
C’est la reconnaissance qui mènera à l’Union, puis la Fusion et permettra la réintégration de l’état adamique primordial, c’est la guérison de l’homme blessé. Pour le guérir, il faut lui faire découvrir l’autre aspect de son être, l’âme immortelle, symbolisée par la Première Dame, la Reine Guenièvre, et parvenir alors à l’union et la fusion.
Tous les personnages de la cour du roi Arthur sont les aspects du même être, et ce sont particulièrement les vertus chevaleresques de celui-ci qui seront mises à contribution pour restituer les choses et les êtres à leur source lumineuse éternelle, et les réintégrer dans l’ordre cosmique. Parce que capable de chevaucher entre ciel et terre, entre le visible et l’invisible, de combattre l’ange ou le démon, chaque chevalier devra dompter et réduire à l’unité cette légion d’êtres, de tendances, de facultés qu’il porte en lui, afin de s’unir véritablement au « Soi Immortel », seule et suprême réalité.
Ce voyage au centre de lui-même, qui doit s’achever par la réintégration même de ce centre, est caractérisé par un état d’errance, correspondant à l’initiation chevaleresque. C’est donc, dressé sur son cheval, symbole des forces élémentaires et vitales et tenant son épée, que le chevalier, au cours de son errance, va traverser différents lieux qui sont les métaphores de l’âme perturbée. Les châteaux sont autant d’états spirituels et de prises de conscience. Les épreuves, qui obligent le héros à s’interroger sur un fait matériel imposé, et les combats, que livre le héros sont alors le lot quotidien du chevalier dans sa quête vers la lumière.
Et tout initiation nécessite le silence de la part des initiés…Dans “Yvain ou le Chevalier au Lion”, Chrestien introduit son récit par ce préliminaire qui aura pour effet de susciter la quête du chevalier Yvain : “Prêtez-moi le cœur et l’oreille car la parole se perd si le cœur ne l’entend pas. Il y a des gens qui entendent une chose incompréhensible pour eux et qui l’approuvent ; en fait, ils n’en retiennent que le bruit puisque le cœur ne l’a pas comprise. La parole vient aux oreilles comme le vent qui vole, mais elle ne s’y arrête ni demeure ; elle s’en va, en un rien de temps, si le cœur n’est pas assez éveillé ni exercé pour la saisir au vol. Car, s’il peut la saisir à l’état de bruit, s’il peut l’enfermer et la retenir, les oreilles sont la voie et le conduit qui amènent la voix jusqu’au cœur. Le cœur saisit alors, dans la poitrine, la voix qui entre par l’oreille. Ainsi, celui qui voudra me comprendre doit me confier son cœur et ses oreilles car je ne veux proférer ni songe, ni fable, ni mensonge ».
Dans le roman du Graal, Perceval est le fils d’une veuve ; il est candide ou plus exactement naïf au commencement de sa quête qu’il souhaite ardemment : «Moi, je partirai volontiers au roi qui fait les chevaliers ». Condition première de la quête initiatique, la volonté est inséparable de la foi et l’abandon total.
La première épreuve de Perceval advient lorsqu’il tue le chevalier Vermeil puis revêt son armure. Le vieil homme est mort, l’homme nouveau est né ; c’est le même homme. Le chevalier Vermeil représentait la fougue dont fit preuve Perceval devant le roi Arthur mais aussi l’orgueil et la passion qui caractérisaient ses actes pendant son voyage jusqu’au château royal. Il peut alors s’attaquer aux aspects de l’être, symbolisés par la cour du roi Arthur mais surtout s’attaquer à l’orgueil, dont St Augustin disait : « Les autres vices s’attachent au mal pour qu’il se fasse, seul l’orgueil s’attachent au bien pour qu’il périsse ».
L’orgueil, c’est l’indifférence à tout ce qui ne se rapporte pas au moi. C’est en combattant victorieusement « l’Orgueilleux du Passage à l’Étroite Voie » que Gauvain résorbera cette protection naturelle au Soi contre les incursions du moi « non qualifié ».
Transmutée, la couleur rouge sang figure l’œuvre au rouge alchimique qui indique la sublimation de l’être. Dans le combat, il n’y a pas anéantissement de l’adversaire, mais intégration par le vainqueur. Cette transmutation est possible en tuant l’être antérieur, celui du passé, par un coup porté à l’œil, siège de la vision du monde. De sa lance, Perceval crève la prunelle du chevalier furieux ; elle ressort par la nuque en répandant la cervelle et le sang. Chaque détail a son importance : alors que le crane est le siège de l’intelligence et de l’esprit, c’est par la nuque que la pensée est transmise au corps et au cœur, et c’est par elle que remontent à l’intelligence les perceptions du corps et les émotions du cœur. Perceval fait rapporter la coupe dérobée par le chevalier Vermeil au roi Arthur. Cette coupe symbolise la souveraineté, l’abondance et la résurrection à l’identique du chaudron du dieu celte Dagda. Elle préfigure le Graal.
Perceval est définitivement fait chevalier par Gorneman de Gorhaut. Il lui apprend le maniement des armes et la façon nouvelle d’être d’un chevalier dans le monde. Perceval ne doit plus se référer à sa mère mais à son tuteur. Il est définitivement passé de l’enfance à la vie adulte. Il a définitivement changé. Il apprend vite et Chrestien d’expliquer que : « si se joignent nature et cœur, alors plus rien n’est difficile ». Et le prudhomme d’ajouter : « si vous avez le cœur, vous saurez ce qu’il faut savoir, ce n’est nul doute ».
L’épreuve suivante le mène au château de Blanchefleur. Il se comporte en véritable chevalier et lui offre ses services. Elle symbolise l’autre aspect de son être, l’âme immortelle. Et « Bouche à bouche et bras à bras, ils ont reposé jusqu’à l’aube » ; Cette étape représente la fusion des contraires qui restitue l’état adamique primordial. Elle correspond aux termes des petits mystères et ouvre la voie aux Grands mystères, domaine du Non-Manifesté. Il remporte une première grande victoire qui n’est que le fruit du travail qu’il a entrepris sur lui-même. Et ses plus preux adversaires apportent les nouvelles de sa vaillance à la cour d’Arthur. Perceval se repose enfin. Mais sa quête n’est pas à son terme, il repart à la découverte du degré royal.
Il rencontre alors le roi-pécheur Méhaigné qui l’invite à passer la nuit dans son château. A noté que le mot « méhaigné » signifie vieilli, mutilé en vieux français : « il est roi, sachez-le, mais en bataille fut blessé et méhaigné si tristement qu’il perdit l’usage des jambes ». Ainsi la signification de chaque nom de lieu, de chevalier ou de damoiselle donne un sens au conte. Des jeux de mots très prisés dans toutes les couches de la société au 12e siècle mais aussi jusqu’à la première moitié du 20e siècle. Les alchimistes les ont particulièrement prisés et la langue des oiseaux ou des cynocéphales était encore un moyen de ne se comprendre qu’entre initiés.
C’est par une brèche, au sommet d’une colline, que Perceval peut atteindre le château du roi-pécheur. Ce thème de la rêverie « dirigée » au sein de la terre et du roc a été largement développé par Gaston Bachelard dans « La terre et les rêveries de la volonté » : « notre paradoxal conseil de bien rêver, de rêver en restant fidèle à l’onirisme des archétypes qui sont enracinés dans l’inconscient humain ». La brèche est ainsi expliquée par Bachelard : « Un défilé, par la simple loi de l’onirisme « se resserre » non point dans le style du géographe, mais avec le complet réalisme psychologique de l’imagination et avec la lenteur des forces invincibles ». Entrer dans le défilé, c’est aller explorer ses propres profondeurs qui apparaitront comme une capacité à se connaître soi-même et permet l’accession à la connaissance, à la conscience totale : « Le rocher est ainsi une image première, un être de littérature active, de la littérature activiste qui nous apprend à vivre le réel dans toutes ses profondeurs et ses prolixités » (Gaston Bachelard. La terre et les rêveries de la volonté).
Le roi Méhaigné représente la part inconsciente du roi Arthur, une part blessé qu’il faut guérir pour vivre dans la connaissance. La blessure est comme un rappel permanent à la vie passée. Ce rappel ne permet pas au roi de vivre sereinement le présent. Or tout est là, présent, pour permettre la guérison ; c’est ce qui sera révélé plus tard à Perceval.
Avant le repas, le roi Méhaigné offre à Perceval une épée exceptionnelle qui rappelle en tout point Excalibur, l’épée d’Arthur. L’épée est l’arme de la connaissance qui met en relation l’être avec le monde céleste ; dans cette approche, l’épée transmet l’énergie divine. Elle permet aussi la réalisation de son combat intérieur. Ce que nous retrouvons dans les textes christiques : « Ne croyez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive». Matthieu 10, 34-39.
On lui révèlera plus tard le nom du forgeron : il se nomme Trébuchet. Son nom nous indique qu’il est boiteux. La claudication symbolise la marque de ceux qui ont approché la puissance divine. Dans les sociétés archaïques, on donnait, on donne aux métallurgistes ou aux forgerons le pouvoir de changer le mode d’être des substances. Leur capacité démiurgique (du grec dêmiourgos, « créateur de l’univers ») est compensée par cette faiblesse qui rappelle leur condition. Nombreux sont les Héros antiques, mi-dieux mi-hommes, métallurgistes et forgerons boiteux qui, dans pratiquement toutes les mythologies, continuaient, l’œuvre de la Création : Tubalcain, descendant de Caïn, le premier des forgerons ; Vulcain ou Héphaïstos, le dieu forgeron selon la mythologie romaine et grecque ; Hiram, le fondeur des colonnes du temple de Salomon…
Avant eux, le premier potier était déjà considéré comme un être hors du commun, certainement un magicien et tout ce qu’il utilisait, ses outils, son feu, était tabou pour l’homme « ordinaire ». Mais, le travail du métal nécessite encore plus de patience et de science, d’observation et de silence, de puissance de feu et d’outils adaptés, de rites et de transgressions, de courage et de génie. Et ce sont là précisément, les origines des mythes, des rites et des symboles. L’expérience de ces maîtres du feu est un monopole et le secret s’est transmis par les rites initiatiques des métiers ; ils travaillent la Matière, la « materia prima » qu’ils tiennent pour vivante et très sacrée.
Ils participent d’une œuvre magico-religieuse qui semble si démiurgique qu’elle entre dans le champ des sorciers et des chamans. Un savoir qui intéresse les puissants et les prêtres des grandes civilisations de l’âge du bronze ; l’Égypte comme la Chine développera un art de la transformation des métaux qu’ils qualifieront de Grand-œuvre, d’ars magna, d’Art Royal ; les arabes parleront d’alchimie, الكيمياء, al-kīmiyā.
Mais revenons à notre récit…C’est alors qu’apparait la procession qui mettra Perceval en contact visuel avec le Graal; le graal représente ici une idée force très ancienne particulièrement ancré chez les Celtes avec le chaudron de Danaan. Nous avons remarqué qu’Arthur tenait sa puissance souveraine d’une coupe que lui a rendue Perceval en début de sa quête. Le vase est plus ou moins sacré selon les traditions et renvoie à l’idée de féminité, de régénérescence, de source de jouvence ou de fécondité ; de source ou de fontaine sacrée. La notion de contenant étant solidaire du contenu, des représentations aquatiques et utérines (nymphes, naïades, sirènes, tritons,…) y sont fréquemment associées. Le vase est un lieu d’évolution et de transformation qui le rapproche de l’idée du fourneau alchimique, l’athanor.
Les sirènes maîtrisent les fonds marins qui symbolisent la matrice primordiale ou l’inconscient. Oser plonger dans les abîmes marins, c’est s’aventurer à descendre dans ses propres profondeurs ; se confondre aux êtres mythiques des océans, c’est chercher à percer ses puissants secrets. C’est que nous pouvons comprendre derrière le symbole du roi Méhaigné, dont le handicap permet d’évoquer l’idée de Triton, homme dont le corps se termine par une queue de poisson. Le triton est aussi une salamandre aquatique qui symbolise la transmutation chez les alchimistes. Ici, le roi-pécheur est un signe pour le chevalier ; il focalise l’ensemble de blessures inconscientes du chevalier et montre la pèche qu’il doit pratiquer dans son imaginaire pour guérir. C’est aussi un plongeon dans l’abysse qui lui permettra, s’il persévère et ne se laisse pas barrer la route par des illusions et des phantasmes, de trouver la part divine qui l’habite ; C’est, en quelque sorte le V.I.T.R.I.O.L. des alchimistes : Visitae Interiorem Terrae Rectificando Invenies Operae Lapidem (visite l’intérieur de la terre et en rectifiant tu trouveras la pierre occulte ou la pierre d’œuvre).
Dès lors, citons le texte clé du conte : « Comme ils parlaient de choses et d’autres, un valet d’une chambre vint, qui lance brillante tenait, empoignée par le milieu. Il passa à côté du feu et de ceux qui étaient assis. Coulait une goutte de sang de la pointe du fer de lance et jusqu’à la main du valet coulait cette goutte vermeille. Le jeune hôte voit la merveille et se roidit pour n’en point demander le sens. C’est qu’il se souvient des paroles de son maître en chevalerie. Ne lui a-t-il pas enseigné que jamais ne faut trop parler ? Poser question c’est vilénie. Il ne dit mot.
Deux valets s’en viennent alors, tenant en main des chandeliers d’or fin œuvré en nielle. Très beaux hommes étaient ces valets qui portaient les chandeliers. En chaque chandelier brûlaient dix chandelles à tout le moins. Une demoiselle très belle et élancée et bien parée qui avec les valets venait, tenait un graal entre ses mains. Quand en la salle elle fut entrée avec le graal qu’elle tenait, une si grande lumière en vint que les chandelles en perdirent leur clarté comme les étoiles quand se lève le soleil ou la lune. Derrière elle une autre pucelle qui apportait un plat d’argent. Le graal qui allait devant était fait de l’or le plus pur. Des pierres y étaient serties, pierres de maintes espèces, des plus riches et des plus précieuses qui soient en la mer et sur terre. Nulle autre ne pourrait se comparer aux pierres sertissant le graal. Ainsi qu’avait passé la lance, devant lui les pierres passèrent. D’une chambre à une autre allèrent. Le jeune homme les vit passer, mais nul n’osa demander à qui l’on présentait ce graal dans l’autre chambre, car toujours il avait au cœur les paroles de l’homme sage, son maître en chevalerie ».
L’enseignement évoqué ici concerne la curiosité ; non pas la curiosité malsaine extérieure mais bien celle qui permet d’écouter son être intérieur : « Je crains que les choses se gâtent car il m’est arrivé d’entendre que trop se taire ne vaut parfois guère mieux que trop parler. Donc, qu’il sorte heur ou malheur, l’hôte ne pose nulle question », ajoute Chrestien de Troyes. En fait, elle parle de la transgression nécessaire à la véritable conversion. Celle qui permet de dépasser ses propres dogmes, ces propres préjugés, ses propres habitudes malsaines qui empêche une nouvelle vie, plus sereine et fructueuse promise à celui qui a le véritable courage, celui de se remettre en question. Elle nécessite courage et perspicacité pour guérir de ses travers, de ses conditionnements et de ses interdits. Des principes si forts que l’individu réussi à les sacraliser à tel point que la moindre tentative de transgression devient un viol. Perceval ne trahira pas l’enseignement de son maître qui, dès lors, devient un barrage à sa réalisation. Sans doute n’est-il pas encore au point de maturité nécessaire à son couronnement.
Il reprend sa course après avoir constaté au matin le château vide. Il est fort déçu puisqu’il avait décidé enfin de demander la signification du rituel devant lequel il était resté muet la veille. Mais le temps était passé, et comme les planètes continuent leur route en traçant une ellipse dans le ciel, le Graal, s’éloigne de Perceval. Chrestien de Troyes note encore : « Il (le chevalier) en descend tous les degrés au matin », montrant que le chevalier abandonne la dimension transcendantale de la veillée pour reprendre sa quête.
Il rencontre alors une jeune fille dont le compagnon vient d’être tué par un chevalier. Elle l’interroge et lui révèle le sens de ce qui s’est passé au château du roi-pécheur. Jusqu’alors, dans le récit de Chrestien, jamais le nom de Perceval n’avait été cité. Il était nommé le chevalier, le jeune homme ou le Gallois : « et lui, qui son nom ne savait, soudain le connut et lui dit que c’est Perceval le Gallois » explique l’auteur. Ce nom évoque l’errance et la transgression des limites que lui impose sa nature pour aller au bout de sa quête. La révélation de son nom montre une étape dans la démarche de Perceval. Il le qualifie et donne un sens à sa vie. Il « Est » et peut s’affirmer en tant que tel. L’être émane enfin de l’individu. Il est donc suscité par sa dimension féminine. Cette nomination n’est pas anodine dans le contexte du « nominalisme », défendu un siècle plus tôt par Abélard, et son exemple sur « le nom de la rose », romancé par Umberto Ecco.
La jeune « pucelle » s’adresse au chevalier avec véhémence : « Ah, malheureux Perceval, tu as connu mal aventure de n’avoir jamais de mandé cela qui eut fait tant de bien à ce bon roi qui est blessé ! Bien vite il aurait retrouvé usage des membres et sa terre. Si grand bien en fut advenu ! Mais sache que malheur en viendra à toi et à autrui pour ce péché, sache le bien ! ». Elle lui apprend qu’elle est sa cousine et que sa mère est morte de chagrin. Le roi-pécheur reste donc blessé, mais rappelons-nous que tous ces personnages son contenus dans le même individu. Perceval reste blessée et plus encore avec l’annonce qui vient de lui être faite. Il perd le sens de sa marche et pourtant il doit se lancer à la recherche du chevalier qui vient de tuer le compagnon de la jeune femme. D’ailleurs, sans doute y a t-il une corrélation entre cette mort et le manque de discernement de la veille. La quête doit être modifiée : elle n’est plus au service de son ego représenté par sa mère mais elle est désormais au service de sa spiritualité symbolisée par la jeune fille.
La jeune fille figure l’autorité spirituelle. Chrestien la qualifie de pucelle, elle est donc vierge. La virginité qualifie la part divine de l’individu. Tout au long du récit, des vierges apparaitront qui seront tout d’abord malmenées par le Gallois puis secourue. Dans l’épisode suivant, elle sera errante et en lambeaux, malmenée par « L’orgueilleux de la Lande », ce qui montre le degré de pauvreté spirituelle dans lequel est tombé Perceval. Il est retourné à ses débuts ; en effet, le Gallois avait rencontré la pucelle au début de sa quête et n’avait pu retenir ses pulsions. C’est elle que l’orgueilleux punissait. C’est alors que le combat commence et Perceval, bien entendu, triomphe de l’orgueil. Nous devons aussi noté qu’à chaque combat gagné, le perdant est envoyé pour rendre compte au roi Arthur et à sa cour. Ce rituel permet la prise de conscience du chevalier. A ce moment particulier de l’histoire, Arthur qui veut en savoir plus sur ce chevalier dont il ne connait même pas le nom, se met en route avec sa cour pour venir à sa rencontre.
Or, pour parvenir au but ultime de sa vie, Perceval doit subir une initiation ultime, c’est à dire un cheminement intérieur qui précède une révélation portée par un ermite, et non une simple instruction subie passivement. Il faut que le jeune homme collabore intérieurement, que naisse en lui l’éveil aux vérités supérieures de l’existence. Et rien, aucune méthode aucun maître ne peut lui apporter cet éveil s’il ne se produit pas au plus profond de son être. Cet instant privilégié semble surgir lorsque, dans une prairie enneigée, Perceval assiste à l’attaque d’une oie par un faucon. De l’oie blessée jaillissent 3 gouttes de sang qui vont tomber sur la neige. Ces gouttes formeront un symbole dans la contemplation duquel l’imaginaire de Perceval va s’abîmer. Son être intérieur semble s’éveiller. Il reste interdit et pensif pendant toute une matinée, le temps s’est arrêté. Une commotion intérieure l’a saisi, il devient mélancolique et muet.
C’est cette mélancolie là, celle nécessaire à la transmutation de l’égo qu’il nous faut comprendre dans l’œuvre de Dürer, « la Mélancolie », ou de Rodin, « le Penseur ». Ce thème est récurrent dans l’art depuis la renaissance. D’ailleurs Rodin s’est inspiré de Dürer qui lui-même s’est inspiré de la « Divine Comédie de Dante », un autre conte initiatique sur lequel nous aurons à revenir.
Ce hiéroglyphe de sa destinée est comme un signe secret. A ce moment précis son être bascule. Une vérité supérieure de l’existence se révèle à lui. C’est ici que la notion d’initiation dans le trajet du héros prend tout son sens. Devant les gouttes de sang Perceval pénètre dans son univers imaginal lorsqu’il contemple « cette fraiche couleur qui semble être celle de son amie ». Il découvre la raison sensible, expérience fondamentale de l’imaginaire, préalable à sa découverte de la raison intelligible. L’initiation au symbole, la découverte de sa valeur profondément humaine et transformant à la fois doit précéder tout apprentissage intellectuel. Il se confond en amour grâce au symbole et c’est cette dimension symbolique qui lui permet d’accéder enfin au seuil de la spiritualité. Il fusionne pour la première fois avec l’âme immortelle. Seul l’amour total et gratuit, sans retour espéré, permet d’y parvenir. L’évocation est le résultat de la contemplation du symbole qui permet de voyager en lui jusqu’aux tréfonds de lui, jusqu’à sa pierre occulte diraient les alchimistes, jusqu’au « soi », expliqueraient les psychologues.
Et là, que ce soit la colère de Sagremor le Déréglé ou le Sénéchal Keu, le moqueur à la méchanceté gratuite, les deux chevaliers ne ramèneront pas Perceval de son voyage intérieur ; ils se casseront contre la lance ferme de Perceval. La neige fond et deux points ont déjà disparus quand Perceval sort de sa commotion. Gauvain, le neveu du roi, le courtois qui saura le ramener au roi. Le roi apprend enfin le nom du chevalier et l’invite dans son conseil. Une vierge difforme, en haillons sur un âne viendra provoquer Perceval en racontant à la cour l’épisode au château du roi-pécheur. De cette provocation née le mythe du Graal et tous les chevaliers jurent d’aller à sa recherche.
Gauvain sera le protagoniste de l’épisode suivant. Il est provoqué en duel pour félonie. Bien sûr, il ira laver cette offense et sur le chemin, il prendra part à un tournoi pour rendre hommage à une petite fille. On le voit, la quête a changé de ton. On se souvient que tous les chevaliers sont les personnalités différentes du même chevalier. Le chevalier n’est donc plus le même.
L’ermite, le frère de sa mère lui confiera dès lors les noms divins, foisonnement polysémique qui constituent depuis les pères de l’Église la quintessence de la connaissance du monde, la clef de l’Univers, où se fondent dans un même creuset le symbolique, le spirituel, l’être et sa destinée, le religieux pour certains, l’ésotérique pour d’autres, cristal aux multiples facettes, où le conscient brille des feux de l’inconscient, si, quelques résistances franchies, celui-ci sort quelque peu de l’ombre pour se métamorphoser à la lumière.
Lancelot lui, aura à passer l’épreuve de la « Douloureuse Garde », image du monde pris dans les liens de la Nature, Puissance d’Illusion. Notre chevalier a le choix entre passer 40 jours dans un château en proie aux angoisses et aux charmes de celui-ci, ou bien, au péril de sa vie, chercher les clés des mystères, c’est-à-dire : subir la longue épreuve de purification proposée à l’humanité ordinaire, mode passif de réintégration dans l’état primordial, ou bien, choisir la voie rapide, dangereuse, qui s’opère en mode actif. Bien entendu, il choisi la seconde, réussit, et l’épreuve de son initiation est franchie avec succès.
C’est ainsi qu’il sera amené, dans sa réalisation initiatique, à tuer les tendances obscures et passionnelles, mais aussi les tendances lumineuses de l’être, afin d’éliminer toute autonomie du moi volitif. Ce meurtre des tendances supérieures du moi signifient le dépassement des vertus de chevaleresques, incarnées par Gauvain, vertus qui, autrefois constituaient un appel à l’évolution de l’être et qui sont devenues, à ce stade, un frein à la réalisation suprême. Notre chevalier devra donc tuer son propre Gauvain en lui-même.
Au cours de son errance, celui-ci rencontre Gorneman, héros diurne comme Gauvain, c’est-à-dire que sa force croît à midi et décroît vers minuit, et qui est journellement harcelé avec ses quatre fils par 40 chevaliers félons, qui bien que tous morts le soir renaissent le matin avec autant de vigueur ; Perceval remplace Gorneman trop blessé, et combat tout un jour, tue les 40 chevaliers, puis se promet de passer la nuit auprès des cadavres. Il voit alors une sorcière qui réanime, un à un, les cavaliers morts, au moyen de baumes de guérison sur la bouche des cadavres. Perceval l’arrête et lui tranche la tête.
Les 40 chevaliers sont les puissances élémentaires de l’Être, analogue aux nains et à tous les êtres nocturnes, néfastes pour l’Être car se produisant la nuit. C’est en supprimant la sorcière, principe de leur vitalité, que le héros peut s’en délivrer, la décapitation étant la destruction du principe. Sa force ne faiblissant pas la nuit, Perceval est alors un héros complet : diurne et nocturne, c’est-à-dire qu’il contrôle également l’aspect nocturne de sa nature. En fait, la sorcière représente la mère que Perceval a délaissée. Les 40 chevaliers sont les forces qui le minaient et qui revenaient régulièrement comme une angoisse persistante. Tuant cette sorcière, il élimine les tourments qui lui sont attachés. Sa mère n’aura désormais plus d’emprise sur le chevalier qui pourra vivre dans la vérité et la lumière. Il aura la conscience totale et détachée de ses fantômes, enfin éliminés.
A ce stade de réalisation, notre Chevalier peut aborder l’épreuve de la Nef Mystérieuse, cette barque flottant sur les eaux ou l’Être ayant récapitulé « ses états antérieurs » et s’étant dépouillé de ses entraves individuelles, s’en remet à la Providence Divine.
L’errance de la barque, c’est l’abdication du moi, correspondant à la Nuit de l’Anéantissement et qui renvoie à un état de vacuité totale où le moi se sent plus que jamais isolé, ayant rompu ses attaches avec le monde phénoménal sans avoir encore établi de liens définitifs avec la Suprême réalité. Grace à cette épreuve, Lancelot est alors proche du terme de sa quête.
Un chemin initiatique sur lequel le chevalier, empruntant des épreuves et combats tantôt à Lancelot, tantôt à Perceval ou Gauvain, se rapproche du terme de sa quête qui est la reconnaissance et l’union avec l’Âme Immortelle, l’action menant à la contemplation.
C’est pourquoi, estimant que notre chevalier a suffisamment progressé dans cette voie, je vous propose de le quitter dans un ultime combat ; au cours de celui-ci, il se distingue sans être reconnu, seule la Reine, c’est-à-dire le Soi Immortel, devine son identité : pour le démasquer elle lui fait demander de combattre au Pire, aussitôt le chevalier obéit et se distingue par sa lâcheté et sa couardise ; puis elle lui fait demander de combattre au mieux, à nouveau il s’exécute brillamment. La Reine a alors reconnu Lancelot, c’est le Soi immortel qui a identifié son soi mortel, capable enfin de maîtriser les extrêmes.
Dans « Perceval et le conte du Graal », Chrestien n’évoque plus l’amour terrestre. Le Mystère du monde celte qui inspire Chrestien lui permet de parvenir à une nouvelle conception de la chevalerie au service d’un univers mystique. Vers 1215, le premier des continuateurs du « Graal », Robert de Boron cléricalise radicalement la « matière du Graal », en établissant des correspondances historiques et mystiques entre l’église primitive et le monde arthurien. Chez Boron, le Graal, mystérieux, resté toujours profane chez Chrestien, devient le calice de Joseph d’Arimathie, celui de la Cène dans lequel le sang du Christ aurait coulé. Perceval, Gauvain et Galaad auront accès au Graal, mais seul Galaad, fils que Lancelot engendrera avec une Vierge (pensant qu’elle était Guenièvre) ; lui seul donc pourra tenir le graal entre ses mains après une longue quête.
Le Mythe du Graal est le pendant pour les Chevaliers, de l’Art Royal pour les Bâtisseurs de cathédrale. Les légendes restituent le processus par lequel l’homme peut recouvrer sa pureté et sa plénitude. Cette voie doit amener le Chevalier à dompter ses désirs, ses envies et ainsi à penser juste, à comprendre juste, à parler juste et à agir juste. Tout le scénario et les personnages évoquent les images qui éclairent la conscience et permet de dompter son dragon intérieur. En fait, la quête du St Graal exige des conditions de vie intérieure qui nécessite une transformation de l’esprit et du cœur. Le graal n’est pas un trésor matériel mais spirituel, à l’instar de l’or philosophique des vrais Alchimistes. Chrestien de Troyes réalise, pour la première fois, la synthèse entre les valeurs et les initiations celtes et chrétiennes.
Ajoutons que dans la voie initiatique chevaleresque, le degré royal correspond à l’achèvement des « Grands mystères ». C’est pour cette raison, d’ailleurs, que le Christ est dit “roi”. Et c’est sans doute l’une des raisons de la référence templière, maçonnique et compagnonnique au Roi Salomon, homme réalisé qui remplit de façon juste et parfaite la fonction royale. C’est aussi, naturellement, l’une des significations du Roi Arthur de la tradition celte du « Roi du Monde », notion foncièrement celtique, que reprend Chrestien de Troyes. De fait, le mythe possède une fonction psychique salvatrice puisqu’il permet à chacun de s’échapper de la réalité « distordante » qui reflète le mythe proprement personnel et familiale pour se projeter vers une méta-réalité détaché de soi. Il permet donc de se libérer d’un moi trop encombrant pour « lâcher-prise » et s’extraire de la dualité humaine et terrestre.
Pour conclure, le véritable secret du Graal consiste en un lien privilégié avec la puissance supérieure. Le vécu symbolique initiatique permet au chevalier d’éprouver le mystère, dans l’intimité silencieuse la plus profonde de son être, en résonnance avec l’immanence du Principe qui l’habite. Le Graal que Perceval percevra au terme de sa quête est un ésotérisme métaphysique qui concerne Dieu, l’âme, le monde et la véritable liberté de l’homme. Le chevalier doit posséder la Sagesse de l’esprit, la Beauté de l’âme et la Force du corps. Il doit développer trois concepts de l’homme : la connaissance, l’amour et l’action. Connaissance de soi et de l’environnement, l’amour de l’autre, porte d’entrée à l’éclosion de l’individualité, enfin la mise en œuvre de la vie harmonieuse, en résonnance avec l’être réel au sein d’une humanité transcendée par l’amour, non pas d’une dame, mais en fraternité ; un monde de l’esprit : un monde apaisé. Une fraternité sacrée symbolisée par l’édification du Royaume d’Arthur et de sa table ronde dont l’ambition est d’être les modèles humains de l’exercice divin parmi les hommes, édificateurs de la société idéale.
Un amour sincère et véritable qui relie les hommes au Beau, au Bien, à la Vérité et à la Justice. Il est le vecteur de l’esprit. Il est le Graal. C’est l’Espérance d’atteindre le Graal qui donne un sens à la quête chevaleresque. C’est ce qui nous lie à Chrestien de Troyes dans sa transmission multiséculaire au monde mythique qui nous dépasse tous.
Dominique Naert