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Transmettre, la pédagogie de l’éthique
Par Dominique Naert
Tout d’abord, il nous faut être en accord sur la définition des mots employés pour éviter toute équivoque. En terme général, ce mot revêt un sens particulier : pour transmettre, il faut posséder : posséder une maison, une entreprise, des connaissances. Or deux partenaires sont indispensables à la Transmission : un émetteur (le possesseur) et un récepteur (le futur possesseur). Nous n’allons pas évoquer ici la transmission d’éléments matériels (immeubles, meubles ou objets) mais transmission immatérielle. Ce que nous pouvons considérer comme le fondement d’une culture.
Nous tenterons d’aborder les éléments universels qui permettent une véritable transmission. En effet, savoir-faire ne veut pas dire capacité de transmettre ; informels et non codifiés, les savoir-faire semblent se dérober à toute pédagogie d’apprentissage. Car il ne suffit pas de savoir faire pour pouvoir transmettre. Or, comment préserver ces savoirs et techniques utiles au maintien d’un patrimoine culturel et au développement économique local, si nous ne nous interrogeons pas sur les modalités de cette transmission ? Psychologues, ergonomes, cogniticiens, anthropologues et sociologues ont déjà essayé de percevoir ces modalités mais l’inexistence d’une expérience personnelle handicape inévitablement leur recherche. A nous, hommes de métier d’apporter notre contribution. Parce que nous savons à quel point est importante la part de ce qui ne peut pas se dire dans la maîtrise d’un savoir-faire ou d’un tour de main.
Ceci est vrai non seulement pour les savoirs traditionnels menacés de disparition, mais aussi pour nombre de techniques modernes. Les enjeux sont importants : éviter l’extinction de filières séculaires, pérenniser une production de qualité, préserver la richesse de notre patrimoine technique tout en stimulant l’innovation, en permettant le transfert de techniques au sein de nouvelles filières. Du geste des forgerons aux savoirs des paysans, de la disqualification des typographes menacés par la photocomposition, de l’artisan-parfumeur à l’ouvrier de la réparation navale, on mesure les enjeux soulevés: transmission de métiers menacés de disparition, sauvegarde et enrichissement du patrimoine technique, participation à l’identité des groupes sociaux. « Du « nez du parfumeur grassois à l’ »oreille » des fondeurs de cloches de l’Hérault, en passant par le tour de main du plombier ou l’attention des éleveurs de volaille de Bresse, tout est question de « savoir faire ». Pour aboutir à ce savoir efficace qui a le pouvoir de transmettre une tradition et qui finit par se confondre avec la savoir-vivre. »
Car en définitif, c’est bien là l’enjeu qui nous préoccupe : un savoir-vivre ensemble dans le respect de nos différences. Tendre à retrouver notre universalité en nous particularisant.
Transmission et communication.
Quelle différence faisons-nous entre la transmission et la communication ? La transmission se définit en opposition à la communication. La transmission, ici, n’est pas technologique mais totalement humaine. Elle évolue donc sur l’échelle du temps, la communication sur le plan géographique. Autrement dit, dans la notion espace-temps, la communication s’adresse à l’espace, la transmission, au temps. La communication peut, à notre époque, être faite partout à la fois, sur l’ensemble du globe alors que la transmission s’adresse à un une entité restreinte par rapport à une distance réduite. La technologie a permis le développement de la communication, elle n’est pas nécessaire à la transmission, bien au contraire. En fait, la communication s’exprime d’autant mieux que la performance du média est optimum. La transmission est expressément humaine ; la technologie est superflue et, quelquefois, interférente.
L’émetteur et le récepteur :
Pourtant, prenons un exemple « radio » pour bien comprendre la condition essentielle de la bonne transmission, de la véritable transmission : elle tient à la qualité de l’émetteur, du récepteur et de la mise en ondes. Ces trois éléments sont fondamentaux pour ne pas dire, fondateurs de toute transmission. La qualité du Maître et du disciple, l’empathie qui va s’installer entre eux, dés le premier jour, à la première heure, la première minute seront les garants de la qualité de la transmission future. Le maître est un exemple, le disciple, un buvard. Cette définition peut effrayer, puisque la technique est employée par les gourous des sectes.
La sincérité des deux protagonistes est donc indispensable. Les sociétés d’où sont issus les véritables « Maîtres » doivent montrer de longues périodes d’attachement aux valeurs supérieures axées sur le respect de la dignité humaine. Ce qui, d’emblée, lie la transmission à une tradition.
Les gourous hindouistes, par exemple, dont la tradition remonte à plusieurs millénaires et desquels sont tirés le qualificatif des leaders de secte, n’ont rien à voir avec ces exploiteurs de la misère humaine. Or, ils emploient aussi cette attitude décrite plus haut, de l »exemple et du buvard. L’intention est, de fait, différente, le résultat aussi. Les leaders se servent de la communication et de la dialectique. Les vrais gourous économisent leurs paroles et répondent à ceux qui sont devant eux et qu’ils ont jugés digne de confiance. Toute parole juste, pesée est précieuse ; si elle n’est pas assimilée, elle est perdue, gaspillée voire corrompue ou dangereuse. Les leaders de secte exigent l’obéissance en contrepartie de menaces tant psychologiques que physiques. Les vrais gourous imposent le respect et le silence par leur vérité immanente. Les premiers détruisent toute personnalité, les seconds édifient une identité forte, à la fois autonome et solidaire. La tradition qui pourrait sembler sclérosante est garante de celui qui est reconnu par ses pairs.
Cependant, notre culture est différente, me direz vous, et notre besoin de liberté est en contradiction avec l’obligation de fondre sa personnalité dans celle du maître, jusqu’à disparaître : ne plus penser par soi-même et soumettre toutes ses idées, ses décisions au maître n’appartient pas à notre civilisation : ne plus s’exprimer mais écouter ; ne plus réfléchir mais enregistrer ; ne plus être qu’un être physique et balbutiant, un putto, un marmouset… Peut-on accepter ça en tant qu’être libre, responsable et intelligent ? En tant qu’être occidental pétrit des valeurs de la Révolution… Comment imaginer qu’un individu qui se pliera à cet exercice ne restera pas dépourvu de toute personnalité ? En quoi un tel lavage de cerveau est-il indispensable et comment ne reste t-il pas de séquelle ? En fait, le mimétisme n’empêche en rien la capacité de dépassement et de création car toute structuration ontologique nécessite une transgression. Or, aucune transgression n’est possible sans limites inscrites et connues. Le génie humain semble être comme le feu sous le boisseau qui n’attend qu’à exploser.
L’individu n’est pas un porteur passif de traditions reçues, au sens où l’on reçoit du courrier, mais un être créatif qui donne forme, de mille façons possibles, aux idées et aux modèles de comportement transmis et communiqués dans un milieu social et dans un environnement culturel.
Le paradoxe de notre civilisation.
D’autres questions viennent encore à l’esprit, qui tiennent aux valeurs qui sont à transmettre où, à celles que nous avons oublié de transmettre : en effet, comment notre civilisation a-t-elle pu se laisser conduire dans cette impasse, que ce soit sur le plan humain qu’écologique ? En devenant doublement sapiens, l’homme aurait rompu ses amarres d’avec la nature ou, plus exactement, sa nature serait celle d’un être intégralement culturel, donc particularisable à merci.
Comment peut-on faire pour que l’expérience de l’humanité serve à prendre des décisions dans l’intérêt des générations futures ? Comment faire comprendre que le « besoin de valoir », inhérent à tout individu, peut et doit être jaugé à l’aune du trésor qu’il transmet pour rendre le monde plus paisible ?
Trouver des référents.
Mais comment peut-on être en paix avec les autres sans être en paix avec soi-même ? Comment être cohérant entre ses idées et ses actes et ne pas se sentir en contradiction permanente ? Comment ne pas être régulièrement pris par soi-même en flagrant délit de lâcheté ? Comment donc ne pas montrer deux visages et retrouver son unité ? Tel est, il est clair, la quête de notre vie. Nous sommes, à cet instant même, tous des disciples sans maître. Mais est-il encore des Maîtres ? Où peut-on, en occident, encore trouver ces Sages qui auraient forgé leur attitude sans dévoyer, avec la même force, depuis des temps immémoriaux ? Car c’est bien là notre problème : trouver des guides, des ouvreurs de voies qui nous permettront d’ouvrir les yeux, de profiter du fruit de l’expérience de l’humanité depuis le début, ce qui nous donnerait une perspective et une expérience presqu’illimitées, ce que Jung intitule « l’inconscient collectif ». Pour lui, la conscience ne bénéficie que très rarement du fruit de cet inconscient, qui s’exprime pourtant sans aucune interruption et que les songes relatent souvent. Or, seulement une part infime des songes nous est révélée au matin. Les initiations des « primitifs » sont, selon lui, l’opération qui permet de se mettre en contact avec son inconscient qui n’est autre que collectif. L’intuition en serait l’expression la plus vive, ce que Descartes lui-même tenait comme élément pondérant du raisonnement rationnel…
La Transmission chez les peuples primitifs :
Si nous nous référons aux anthropologues, en particulier à ceux qui ont été eux-mêmes initiés, l’initiation montre partout les mêmes caractéristiques : l’oubli de sa propre personnalité et l’imitation du maître (sorcier ou chaman), la reproduction d’actes (guerriers) ou d’ouvrages anciens, la mise en contact avec la nature (les quatre éléments), la prise de conscience de la nature et d’un principe créateur ( qui souligne l’humilité dont doit faire preuve l’impétrant). Enfin, on indique que les cinq sens sont les informateurs de la conscience, et l’on termine par l’apprentissage de valeurs universelles. Ces rites s’adressent en général aux adolescents. Les rites de sagesse qui ont lieu une dizaine d’années plus tard, reprennent en partie, avec des modes d’expression différents l’idée d’abandon de soi, tout au moins de la part égotique, pour que, fusionné avec l’esprit des anciens porté par un maître mythique, le nouvel initié développe la graine de la sagesse. Cependant, tous les anthropologues évoquent le danger d’une parodie d’initiation sans la conduite d’un maître véritable. Danger psychologique, s’entend et vital dans de nombreux cas (utilisation d’hallucinogènes ou d’épreuves physiques…). Là encore, la présence d’un véritable maître est essentielle. La description que rapporte la tradition africaine (Peul) est intéressante à cet égard : « Si tu veux apprendre à chasser, vas à la rencontre d’un maître-chasseur. Oublie-toi ; si tu ne t’oublies pas, si tu n’oublies pas ce que tu sais, tu ne sauras jamais. Si tu l’interroges, il ne t’apprendra rien ; si tu fais référence à ce que tu sais, pour aller plus vite, si tu veux comprendre avec ta tête, tu ne connaîtras jamais ; il doit t’initier en commençant par le début et finir par la fin ; il doit te faire pénétrer la connaissance. Si tu veux devenir aussi bon chasseur que lui, alors deviens lui».
Le message de l’initiation traditionnelle.
Quel est donc le message de l’initiation ? La maîtrise est directement en rapport à « l’obéissance » dont a fait preuve l’impétrant pendant l’apprentissage de la vie ou d’une technique… Peu d’obéissance, pas de maîtrise. Pour les Initiateurs traditionnels, les valeurs universelles et intemporelles sont les verbes du seul « Espéranto » véritable. La nature est la seule éducatrice efficace. Pour eux, il est fondamentale de reprendre conscience de l’importance de son corps ; et faire corps avec la matière (matériau : mater, mère), qu’elle fournit, permet de mettre la matière qui compose notre corps au diapason universel. La psyché produit par le corps n’atteindra son unité qu’à cette condition. En fait, l’initiation traditionnelle considère qu’oublier une part de son être, en particulier de son corps, est schizoïde.
Les autres formes de transmission.
L’analyse est aussi à entreprendre en ce qui concerne les autres formes d’apprentissage tel que l’apprentissage d’un art ou d’un métier sensible. Par métier sensible, nous entendons ceux qui nécessitent l’emploi des mains et des sens. Les relations qui s’établissent sont basées sur le mimétisme et la confiance. Or, l’honnêteté, dans le face à face entre le maître et l’apprenti, mais aussi face à l’ouvrage, face aux autres, ceux de l’atelier ou du chantier est fondamentale pour établir le climat de confiance, nécessaire à la transmission. Elle permet à l’apprenti de se fondre, par mimétisme et usant de peu de mots, dans les pas du maître, tout en exprimant son propre génie et ainsi «faire ce qu’il faut et le faire comme il faut».
La transmission dans les Métiers vu par les ethnologues.
L’apprentissage du métier pourrait ainsi, si on s’en tenait aux descriptions des ethnologues, se limiter à une acquisition plus ou moins progressive de normes autant sociales que techniques et , à travers elles, d’un statut. C’est ainsi que, s’attachant à décrire les processus de l’acquisition du métier, les ethnologues qui ont abordé cette question dans les entreprises artisanales ou industrielles en France, mettent en évidence trois figures dominantes : le nourrissage, le coup de pied au cul, l’usinage. Chacun de ces formules peut, bien sûr, correspondre à une période de la vie ou à une activité.
Le nourrissage, notion développée par Michel Salmona, corresponds à une imprégnation lente, progressive du métier. C’est de cette façon que se transmets un goût, une certaine sensibilité, cette idée d’une inculcation progressive, douce, est bien traduite dans un rapport de 1878, selon lequel « l’apprenti apprends presque sans y penser, rien qu’à voir comment s’y prennent les ouvriers »
Le coup de pied au cul » pour reprendre l’expression de Geneviève Delbos et Paul Jorion (1984) correspond en quelque sorte à une version brutale du nourrissage. Dans la faïencerie, on ne montre pas au mousse les gestes du mouleur dont il devrait pourtant apprendre le métier. Son travail, pénible, consiste à casser la croute à la surface de la calibreuse ou à l’approvisionner. De toute évidence, ici on inculque à l’apprenti un rythme, des hiérarchies plutôt qu’un geste technique ( Barbe 1990).
La même remarque vaut pour les métiers du verre. Dans les verreries à la main, l’apprenti commence comme « gamin », dont le travail consiste à porter les pièces au four de re-cuisson, et dont les gestes ne correspondent en aucun cas à la qualification visée : souffler le verre.( Barbe, 1989 ; Ouedraogo, 1990).
Apprentissage informel, le nourrissage et le coup de pied au cul peuvent s’accompagner de modalités plus formalisées.
Le terme d’usinage utilisé par les ingénieurs des Arts et Métiers pour qualifier les effets du bizutage (Cuche, 1988), correspond à l’idée de mettre un produit brut à la norme. L’usinage comprends généralement un ensemble de pratiques, sinon ritualisées, du moins extrêmement codifiées. L’entrée dans l’entreprise s’accompagne souvent, pour l’apprenti, d’une série d’épreuves : payer à boire, chercher un outil un outil introuvable ou intransportable.
Dans l’entreprise, l’usinage consiste aussi à la mise en place des dispositifs internes de perfectionnements. Dans les verreries à la main, où règne une division poussée et hiérarchisée du travail, il semble courant de prendre son « quart d’heure » : un quart d’heure avant la fin de la journée de travail, chaque ouvrier s’exerçait au poste immédiatement supérieur au sien.
Les neurones miroirs.
Ce que l’ethnologie qualifie de nourrissage consiste donc à « l’imitation » et « l’immersion ». Ce qui semble être une modalité constante ; elle semble s’expliquer au plan neuronal pour tous les types d’apprentissage. En 1996, Giacomo Rizzolatti, de l’université de Palerme, en Italie, a découvert que la compréhension du langage passait par une imitation de l’autre en train de parler, faisant intervenir des groupes de neurones particuliers qu’il a baptisés «neurones miroirs ». Il fit la même déduction pour tous les apprentissages ; il s’agit d’un système qui s’active uniquement lors de l’imitation de l’action d’un autre, ou lors de l’observation de l’autre en train de nous imiter. Les neurones miroirs, aujourd’hui considérés comme l’une des plus grandes découvertes en neurosciences de ces dernières années, sont le propre des grands primates : «A la base de toute connaissance, il y a le corps», résume Giacomo Rizzolatti. «Le système miroir est ce qui permet de comprendre fondamentalement ce que font les autres. Il est par exemple impossible de saisir un protocole expérimental complexe sans le visualiser et en quelque sorte se le jouer intérieurement (…) J’en suis certain (…) en ce qui concerne le développement intellectuel de l’enfant, qui commence par imiter pour comprendre». Mais l’adulte peut s’émanciper au moins partiellement de cet «embodiment» (pour reprendre le terme utilisé) en se servant des symboles. Le système miroir valide cependant ce que pensait le philosophe Maurice Merleau-Ponty dans les années 1960, à savoir que, pour comprendre, «il faut vivre ce que l’on cherche à comprendre».
La tradition, le fruit de l’expérience au fil des générations.
Or la tradition donne la possibilité à la jeune génération de comprendre par les rites l’essence du parcours d’un groupe sur plusieurs générations. Mais la tradition, ce ne sont pas que des formules toutes faites, un calendrier, des gestes, des cérémonies incontournables ou des symboles, la tradition, c’est la transmission de l’attitude vraie. Dans un sport ou un métier, c’est tenir compte de l’économie du geste pour garder un maximum d’énergie, de lucidité et de précision : énergie, lucidité et précision, trois qualités qui, de techniques, deviendront humaines dans leur totale maîtrise et qui permettent à celui qui les possède de vivre mieux ; tout au moins libéré aux plans physique, psychique et moral. L’attitude du maître ou de l’éducateur est donc un véritable « don», interprété par l’apprenti ou l’élève, et mué en une attitude personnelle nouvelle : «Progrès et tradition sont vécus d’un seul coup, d’un seul…».
«Il voit le cœur de l’ancien où s’opère l’harmonie de ses gestes, attitudes de mouvements qui lui sont propres et qui parfois dépassent en qualité le maître : en cela réside la «créativité» dans la tradition». L’apprenti joue la même gamme que le maître, mais avec une interprétation différente, parfois plus proche encore de la perfection, de la vérité en somme et qui vibre au plus profond, dans la part la plus intime de chaque être humain, vérité qu’il faut découvrir (dans le sens : retirer ce qui recouvre). C’est ce que formulait Paul Feller par «L’apprenti se trouve placé face à son propre génie…»
La transmission par la matière.
La matière permet à l’apprenti, par l’impossibilité de transgresser les lois qui la régissent, de s’approcher par étapes de la Vérité, sans doute celle évoquée par Nietsche : «Le degré de vérité que supporte un esprit, la dose de vérité qu’un esprit peut oser, c’est ce qui m’a toujours servi de critère de valeur. L’erreur (c’est à dire la foi en l’idéal), ce n’est pas l’aveuglement ; l’erreur, c’est la lâcheté…Toute conquête, chaque pas en avant dans le domaine de la connaissance, a son origine dans le courage, dans la dureté à l’égard de soi-même, dans la propreté vis-à-vis de soi-même…car la seule chose qu’on interdise jusqu’à présent par principe, c’est la vérité». (Préface d’«Ecce Homo»).
Une vérité cachée à tous ceux qui n’ont pas la possibilité de vivre leur adolescence dans un « apprentissage vrai ». Cet échange pousse l’apprenti à prendre conscience de son propre corps et de la complexité de son être : de sa masculinité, de sa féminité, du rôle de chacune des parties de son corps, de son centre de gravité, pour en faire finalement la synthèse dans une unité-universelle, lui permettant de prendre sa véritable dimension physique, psychique et spirituelle, voire cosmique. Bachelard proposait de commencer l’apprentissage par le travail du matériau le plus dur, pour progressivement découvrir les matières les plus molles. Il avait souligné l’importance du malaxage de la matière molle (pâte à modeler, sable) pour la structuration psychique du jeune enfant : du mou au dur, de l’enfance à l’adolescence et du dur au mou, de l’adolescence à l’adulte : cette respiration ne doit donc pas être interrompue.
De cette méthode dépendra le tempérament de l’homme ainsi formé, de sa «maturité psychologique», notait Bachelard. L’immuable vérité et l’intemporelle beauté qui pénètrent l’homme, en constant contact avec la matière, le matériau, la Terre, l’Univers donc, l’initient aux mystères simples de la Vie. Cette transformation lente de l’adolescent grâce à ce contact lui permet d’accéder à la connaissance : elle lui remet « les pieds sur terre». L’illusion sociale, la virtualité du progrès sont alors balayées d’un revers de main, d’un retour de flamme, d’un éclat, d’une épaufrure, d’une fissure ; d’une fissure à son orgueil, à son quant-à-soi, à sa «tour de Babel», à son égoïsme, à son ego -tout court- ; nous ne sommes plus les «rois du monde», mais nous gagnons en Dignité, valeur dont jouit le véritable homme de métier, parce qu’il a la connaissance plus que la compétence ; la connaissance de quoi ? De lui-même dans la réalité la plus épurée. En tous cas, l’Homme de métier sait quand «il est en contact». Ce que Paul Feller semblait évoquer : «Ils ont ce rythme particulier de ceux qui côtoient l’Eternité mais qui ne sont pas des fantômes» ; or combien de nos contemporains sont transparents ! Les hommes de métier ont «la connaissance intime des choses» : «comprenne qui pourra !». Une intimité partagée avec tous ceux qui «en tâtent», partout sur Terre ; mais aussi avec tous ceux qui en ont «tâté», depuis ‘le début du monde, «de la main», de génération en génération et ce, jusqu’à la fin des temps ; non pas avec un quelconque accent de nostalgie bloquante, conservatrice, statique qui fouille dans les recoins de l’âme frustrée de l’homme. Elle est fragilisante, attachée voire prisonnière, alors que, tout au contraire, la mémoire restitue l’esprit. Elle est dynamique, base sur quoi s’édifie le progrès. Nostalgie et mémoire sont opposées, contre nature. Soyons donc sans nostalgie mais bien avec la volonté édifiante de progrès matériel pour permettre à l’ensemble de l’Humanité d’accéder à la Dignité. Toute autre issue n’est qu’illusion et virtualité de progrès. Des civilisations pluri-millénaires qui avaient atteint un niveau de progrès impressionnant en sont la preuve historique. Bachelard explique en préambule : «La psychanalyse, née en milieu bourgeois, néglige bien souvent l’aspect réaliste, l’aspect matérialiste de la volonté humaine. Le travail sur des objets contre la matière ne nous permet pas de nous tromper sur nos propres forces» et il ajoute : «Il faut connaître ces forces premières dans les muscles du travail pour mesurer ensuite leur économie dans les œuvres réfléchies». Ce que semble corroborer tous les types d’initiations traditionnels qui, contrairement au tout « formation cérébrale » du monde occidental, revient toujours à la redécouverte du corps et du monde physique et matérielle avant de s’adresser à la part psychologique puis transcendantal de l’impétrant. Le travail de la matière porte clairement les valeurs intrinsèques telles que la patience, le courage, la concentration ou la détermination… Aux valeurs éthiques.
Favoriser l’Imaginaire.
Mais comme le souligne le psychiatre et psychanalyste Serge Tisseron : « en fait, les performances scolaires d’un enfant ne sont pas seulement fonction de son intelligence et de l’aide que lui apporte son milieu familial, ne serait-ce que par imprégnation. Elles dépendent aussi de sa capacité à se donner des représentations personnelles, intégrées à sa personnalité, de ce que l’école vise à lui transmettre (…) A l’inverse, il arrive que des enfants issus de milieux particulièrement défavorisés, à la fois sur les plans des capitaux matériel, culturel et relationnel, réussissent brillamment dans leurs études. Quand on connaît de tels enfants, on s’aperçoit toujours que leur milieu familial encourage leur travail psychique de symbolisation ». Ce que Bachelard synthétise : « On ne veut bien que ce qu’on imagine richement ». La volonté, la motivation sont proportionnelles à l’imagination, aux rêves diurnes qui nous permettent de nous projeter dans la peau d’un héros, en fait d’un bâtisseur de bonheur ; pour lui, le travail de la matière dynamise l’imagination : « en éprouvant dans le travail d’une matière cette curieuse condensation des images et des forces, nous vivrons la synthèse de l’imagination et de la volonté ». Car c’est bien là la mission de l’éducation : faire des hommes et des femmes de caractère, capables d’imagination à la fois fertile et positive, faiseurs de progrès. Ainsi « l‘homme se situe plutôt comme devenir que comme être. Il connaît une promotion d’être ». La transmission ne peut, en effet, être perçue que comme processus dynamique, entrainant tout à la fois la re-création du processus technique et celle du groupe social.
L’individu qui transforme la matière première se transforme lui-même ; les lois cosmiques qu’elle possède sont instantanément respectées par celui qui tient l’outil en main ou qui pétrit la pâte, sous peine de «louper», de « rater le travail » confié. Or le temps ainsi dépensé, qui coule lentement puis, progressivement, plus vite grâce à l’expertise, à la maîtrise acquise, concourt à l’élaboration du Monde, au progrès, à son propre progrès : son propre progrès participe au progrès de l’humanité. Ainsi le rapport dureté-durée permet d’accéder à la notion espace-temps connecté à la planète et non pas falsifié par une technologie déshumanisée ; ce qui ne veut pas dire que la technologie soit à bannir, mais que l’homme doit la maîtriser afin de ne pas la subir, ce qu’il fera en reprenant conscience de sa condition de «terrien», de citoyen de la Terre.
L’outil permet donc le dialogue avec la matière, l’échange d’informations ; il provoque la catalyse de l’acte de l’homme de métier. Il n’est en aucune manière le prolongement de la main, mais bien «le contacteur de l’univers» : «L’homme, grâce à l’outil, s’est senti communier avec l’Univers entier. Depuis toujours et pour toujours, tandis qu’il enfermait dans ses doigts le Monde, en faisant corps avec…», précisait-il, avec le lyrisme qui le caractérisait. «Manipulant l’outil, l’ouvrier s’universalise en se particularisant», «il retrouve l’universalisme de sa vocation humaine», accédant ainsi à une dimension universelle. L’apprenti, en devenant homme de métier, se particularise, forge sa personnalité en se «concentrant» sur l’ouvrage. «Ainsi, l’outil, dans son emploi, apparaît non plus comme extrapolation indéfinie de la main, mais comme concentration restrictive et non pas de la main, mais de l’homme tout entier» qui «retrouve ainsi son unité perdue». «L’outil que nous cherchons permet de poser déjà la question de l’apprentissage car il respecte à la fois son aspect particulier et sa tendance à l’universel». Il demande de «chercher les constantes, les signes des seuils de passage à l’universalisme et de l’unité de l’Homo Faber»(14 04 78).
L’outil est une passerelle, un media qui permet à l’adolescent en quête de sens, en déséquilibre mental, moral ou physique, d’absorber toute l’énergie concentrée dans la matière, dans l’univers entier, par la genèse de la matière terrestre et qui, de ce fait, lui donnera l’énergie vitale nécessaire à sa vie future. Cette expérience est proprement initiatique, aux yeux de Feller ; il se trouve en cela proche de la conception orientale globale de l’univers dans lequel l’homme est inclus, dans lequel «l’homme en harmonie» évolue en empathie avec cet univers.
C’est dans l’outil qu’est incorporé un « rapport au monde » et c’est dans l’objet produit par cet outil que se transmet systématiquement l’idée même de qualité, de générosité et de dignité.
Transformer la violence en puissance créatrice.
Dans «la Terre et les Rêveries de la Volonté, Bachelard propose : «par le marteau ouvrier, la violence qui détruit est transformée en puissance créatrice… Voici venu le gros marteau à grand manche -un manche que l’on tient à deux mains en se donnant à tout cœur à l’ouvrage». Le travail de la matière permet à l’adolescent de rééquilibrer son énergie selon son tempérament, par la médiation de l’outil. Il se sent appartenir, sans plus de réflexion, à quelque chose qui le dépasse ; il sent son corps se transformer par l’action répétée de son geste. Sa vigueur canalisée le surprend et lui ouvre des perspectives jusqu’alors ignorées ; il se sent fort, comprend à quoi servent ses bras, ses jambes, son torse, ses abdominaux… Lui, le garçon qui a grandi trop vite, d’un seul coup, héritant de membres trop longs par rapport à son corps ou inversement, se sent vivre, revivre prendre ses marques ; lui, le petit garçon si habile auparavant, qui faisait la fierté de ses parents, se sentait maintenant maladroit, ne maîtrisant plus ses bras. Concentré sur son ouvrage, il reprend confiance en lui, il devient fort, même si ses doigts sont endoloris par sa maladresse. Le soir une partie de l’ouvrage est fini et il est bienheureux, satisfait ; sa journée a eu un sens et il a «canalisé son énergie» Il lui faut des limites pour qu’il puisse se jauger et puis repousser ses limites ; «je ne sais pas ce que je veux faire plus tard, je ne vois pas ; il n’y a rien qui m’intéresse».
L’école, telle qu’elle est pratiquée, maintient ce malaise qu’elle repousse au delà de l’adolescence du corps, de sa transformation ; cette dichotomie sera alors difficilement soluble. Le métier n’est pas la seule solution à l’adolescence, mais il est particulièrement complet, surtout en ce qui concerne le travail de la matière, de l’échange qui s’effectue entre l’apprenti et l’univers sans que n’intervienne quiconque. Par lui, il s’enhardit et se métamorphose pour prendre alors sa place au sein de cet univers. Feller parle précisément de cette dimension là : considérer l’homme dans sa globalité, considérer qu’il doit être complet et non pas séparé : un individu existant par son corps et l’autre comme un pur esprit, l’un esclave, l’autre esclavagiste, charlatan ou penseur attrayant. Le psychologue américain Howard Gardner a défini 9 formes d’intelligence : spatiale, linguistique, musicale, corporelle, logico-mathématique, intime, sociale, naturaliste et existentielle. Le maçon italien qui, en quelques années, parle suffisamment (même avec un accent) le Français et traite des chantiers difficiles, le footballeur qui balle au pied a la vision du jeu, le chasseur africain plus félin qu’un tigre et plus rusé qu’un chacal ont tous des capacités aussi respectables et dignes que celles des «crânes d’œuf» issus des grandes écoles. Gardner ajoute : «il faut faire en sorte qu’au cours du développement d’un enfant, celui-ci puisse «faire corps avec sa tête. N’est-ce pas cela, au fond, l’intelligence : profiter d’un potentiel global au développement de sa pensée » ?
Le «pédagogue moderne» et, plus encore, la société occidentale dans son ensemble, se sont attachés au développement du cerveau, en oubliant qu’il était niché dans un corps dont l’influence était primordiale à son équilibre. Ils ont oublié que le cerveau, conjugué au corps, influençait l’âme, le psychisme qui, lui-même, pouvait bloquer tout entendement et provoquer des dérèglements du corps. Ils ont oublié encore que l’harmonie des trois favorisait l’énergie, le développement spirituel et le sens civique, etc… Ils ont oublié, en fait, que le seul défi humain résidait dans l’équilibre des tensions causées par tous les éléments constitutifs de l’être humain, dont l’unité participe de son humanité, «dans sa globalité, se faisant Universel.»
Cette « transmission transforme ». Alors que cette présente communication vous informe. Elle ne transformera pas votre vie, votre vision du monde, votre attitude ni même, votre façon de penser l’éducation de vos propres enfants. C’est la différence que faisaient les sociétés traditionnelles entre le savoir et la connaissance. Le savoir est extérieur ; la connaissance vient de l’intérieur, des tripes (les neurosciences démontrent que le centre des émotions n’est pas dans la tête mais dans le ventre, dans ses amas de ganglions). Connaître, c’est renaître avec une part de l’esprit universel ou de celui qui est en empathie avec soi-même. Savoir, c’est être informé. Son attitude ne change pas. Hormis si l’information conforte une expérience ou une intuition. D’où là, l’intérêt du savoir. Si le monde du savoir a oublié la transmission, le monde de la connaissance ne peut occulter l’information grâce à la communication, qu’alors je réhabilite. Car tout est question d’équilibre…