Dominique Naert - Nous n'avons pas la capacité de changer le monde, mais celle de changer notre propre vision du monde…/… We can't change the world, but we can change our view of it.
 
août
2

Le rite de la remise du couteau

Ecrit par Dominique

Le rite de la «remise du couteau à son fils»

Par Dominique Naert

Il est des usages immuables qui parsèment les vies de générations en générations, de pays en régions, de campagnes en groupes d’hommes et qui révèlent en fait l’histoire de l’Humanité. Je veux raconter là, un vieux rite devenu usage puis nostalgie. Ainsi donc, le premier outil de l’humanité, avec le marteau, n’est autre que le couteau… L’homo erectus est vite devenu homo faber pour tuer, dépecer, manger, se vêtir… Et parce qu’il était homo faber (qui fabrique), il est devenu homo sapiens (qui est savant). Et non pas l’inverse. Parce que l’homme a fabriqué, il a imaginé, il a prévu, comparé, synthétisé, transmis, imité, expliqué et verbalisé. L’histoire du couteau, avec celle du marteau, participe à l’humanité de l’homme. Il a été aussi l’objet de l’incivilité de l’Homme dans son incapacité à quitter définitivement son animalité. Mais il a été de la partie quand, lors des retrouvailles, cette même humanité s’est assise autour d’un feu, d’une table pour partager le pain. Ces compagnons (com panis: le pain en commun) ont eu des projets communs, que seuls ils étaient incapables de réaliser ou même d’imaginer. Le couteau a alors participé à ces projets ; les rites autour du couteau sont nombreux qui démontrent l’association d’idées entre le couteau et le « faire ».

Le rite le plus important se retrouve au matin, entre un père et son fils à la veille de ses 10-12 ans ; le père tend un couteau à son fils, le sien, celui de son propre père ou un couteau acheté chez le coutelier du village : « Maintenant tu es un homme, fais en bon usage ; tu en auras besoin pour tailler tes crayons, pour ajuster un manche, pour fabriquer un appeau, blanchir des légumes… Evite de t’en servir pour te battre, si ce n’est pour te défendre à armes égales. Tu sais qu’alors ça pourrait t’être fatal ou encore, t’envoyer tout droit en prison ! ». Cette cérémonie, toute simple qu’elle était, était conçue comme un rite de passage entre le monde de l’enfance et celui des adultes, le terme adolescent ne faisant pas partie du vocabulaire. Selon les régions et les métiers dans lesquels ils entraient en apprentissage, on les surnommait les « pigeonneaux », les « lapins »… Des surnoms qui fleurissaient le langage de tous ceux qui n’avaient pas fait leurs « humanités » ! Ce rite de passage était donc une initiation à la vie d’adulte. Il s’accompagnait de gestes de confiance et d’affection, souvent pour la première fois depuis la naissance. Avant ce jour, l’enfant vivait sous la coupe de la mère autant que sous sa protection. Il entrait dès lors dans le monde du père, sous sa coupe s’il continuait le métier paternel, ou sous celle d’un tuteur véritable, le Maître d’apprentissage. Le chemin de la virilisation lui était ouvert. Une virilisation non seulement gonadique mais surtout, psychologique, intellectuelle et spirituelle. Sa responsabilité était dès cet instant, engagée. Les valeurs paternelles lui étaient énumérées, à lui qui les avait observées depuis sa tendre enfance, qui les avait assimilées par imitation de l’exemple de son père. L’échange était court, concis, efficace. La mère lui avait souvent énuméré les Dix Commandements, le père lui donnait les clés de la vie quotidienne d’un homme dans le rôle que lui avait attribué Dieu lui-même (il n’en doutait pas) et les hommes qui l’avaient marqué. En premier lieu, son propre père parce que la tradition familiale était prégnante. Chaque famille avait ainsi ses propres valeurs mais aussi ses secrets, ses rites, ses croyances teintées de paganisme. Le rite « du couteau » était donc l’occasion d’aborder en quelques mots ces usages fondamentaux. La prochaine étape aurait lieu à la veille de son mariage, l’échange entre le père et le fils sera alors plus long et très complet.

En fait ce type de dialogue n’existe que très peu encore dans notre partie de civilisation éduquée. A douze ans, les garçons rentraient en apprentissage. Après la seconde guerre mondiale, lorsque l’apprentissage est passé à 14 ans, la tradition de la remise du couteau par le père s’est perpétuée, toujours aux alentours de 12 ans. Or les adolescents du 21ème siècle passent à 80% le bac entre 17 et 19 ans. Qu’en est-il du dialogue entre les deux acteurs ? Permanent me direz-vous. En sommes nous sûrs ? Il est un monde entre entendre et écouter, entre communication et transmission. La communication informe même celui qui ne souhaite pas être informé, la transmission transforme et nécessite d’être en empathie avec l’émetteur, en l’occurrence le père dans cet scène. Elle transforme sa vision que le jeune a du monde. Le monde édulcoré de l’enfance qui le rendra nostalgique tout le reste de sa vie, qui nourrira sa rêverie, son imaginaire, son imagination et sa créativité. Alors comme les ciseaux ou le scalpel ont coupé le cordon ombilical qui le rattachait à sa mère à la naissance, la « remise du couteau » est là pour renouveler symboliquement la séparation, à cet âge, toute psychologique et spirituelle. C’est donc à partir d’un acte d’amour total que se fonde ce rite d’émancipation. Couper les liens virtuels avec son fils et le laisser prendre son envol… Sans doute aujourd’hui, le rite devrait-il être inversé et le fils devrait-il remettre le couteau à ses parents, et particulièrement à sa mère. Couper le cordon maternel n’est pas chose facile. L’émancipation d’un enfant est vécu comme une déchirure pour les mères contemporaines. Quant aux pères, souvent déserteurs, comment peuvent-ils alors transmettre leurs valeurs ? Mais ils sont perdus, faute de repères. Les rites n’étaient que des simples repères, des choses claires, fruit de l’expérience des anciens (selon la formule compagnonnique ).

Sans doute, ce rite, qui s’est perdu à l’orée du troisième millénaire, était-il le reste archéologique d’un rite plus complet. Sans doute faut-il le rapprocher du rite chevaleresque né autour de l’an mil, issu de notre passé romano-grec et nordico-celtique. On remettait au jeune écuyer surnommé « bachelier » ( ?), son épée, ses dagues, toutes ses armes et cuirasses après une nuit de prière et d’épreuves. L’adoubement qui le faisait définitivement chevalier, s’insinuait physiquement dans la mémoire de l’impétrant par un coup sur le col avec une lourde épée. Cette initiation s’est évanouie lentement jusqu’au matin de la Révolution. Plus encore, ce rite du couteau est-il à rapprocher de la remise des armes au jeune africain qui doit devenir chasseur.

Rien de très scientifique dans tout cela, de très conceptuel, de très rationnel ; mais la science en évolution observe de plus en plus les phénomènes psychologiques et neuro-cérébraux comme une donnée inexplorée de l’ontologie humaine. Elle a démontré les différentes étapes qui se sont développées à mesure de l’évolution de l’homme et de l’élaboration de son cerveau. Elle démontre enfin que le cerveau de l’homme est le résultat d’une stratification évolutive. L’instinct animal et donc humain procède de la logique la plus élémentaire : « survivre dans un monde où on est à la fois proie, prédateur et reproducteur. Le rite de la remise du couteau symbolise aussi la prise de conscience que doit faire l’adolescent face à sa nouvelle vie, la vie d’adulte. L’adolescence exacerbe ces 3 états qui se traduiront par la violence ou l’inhibition, le mal de vivre, une prise de risque sans limite (ordalie), le complexe de supériorité ou d’infériorité, le « machisme »… L’activité vécue pendant l’adolescence ainsi que l’influence du tuteur (que ce soit un parent, un professeur, un moniteur de sport ou un maître d’apprentissage) sur l’adolescent sont donc primordiales pour l’équilibre de sa future vie d’adulte.

L’initiation des peuples primitifs ou des groupes traditionnels n’avait ou n’a d’autre ambition que d’aider à ce passage difficile : faire migrer le néophyte, par strates, par seuils, de l’état le plus primaire dans lequel se réfugie l’adolescent, à l’état « d’homme ». En fait, passage de l’hominisation à l’humanisation. De l’enfant androgyne à l’adulte sexué. L’initiation empruntera, pour ce faire, tout le chemin de l’évolution. Le psychodrame que vivra le récipiendaire fera appel à ses émotions et non pas à sa raison. Elle devra marquer sa mémoire profonde véhiculée par le corps, par un trauma (adoubement, exercices de survie, épreuves du feu, fourmis venimeuses, hallucinogènes). Devenir adulte-initié est donc tenter de retrouver son unité perdue… On retrouve cet élément de recherche de la mémoire du corps chez les filles, le jour des premières règles : la mère giflait la nouvelle jeune fille. Par cette ultime claque franche et massive, la mère marquait physiquement le passage dans le monde des femmes de la fillette. C’était aussi la dernière fois que la mère osait porter la main sur sa fille devenue femme. Un rite qui n’est pas totalement oublié dans les familles françaises. Cet acte rituel permet l’accès du profane au sacré. La mère enseigne en fait à la jeune fille que celle-ci a, dés lors, la capacité de ce qu’il y a de plus sacré de la vie : la capacité de procréation. Elle lui en fait prendre acte. Les mots sont presque exclus du dialogue mais toutes les valeurs sont rappelées. On pourrait croire qu’avec la contraception, ce type de rite soit désuet d’emblée, au contraire : quand une génération a été épargnée et que la mère trouve cela obsolète, il est toujours une bonne copine pour refaire vivre le rite(en cachette)

Quant au garçon, ainsi se particularise-t-il au contact de l’Univers par la médiation de la matière et du couteau qu’il manipule. Il entre dans l’Univers plus que dans la société qu’il abordera avec d’autan plus de recul. Ses considérations économiques, sociales et écologiques seront différentes de celui qui ne se sera jamais remis en question en tenant fermement une branche de noisetier pour fabriquer un arc (ou autre essai technique…), l’autre main écorchée retenant l’expérience de la dureté et du temps induit dans la branche elle-même (tailler du chêne ou du bouleau nécessite des temps différents). La légère coupure inévitable sera alors sa marque de mémoire. Geste primitif qui le rend solidaire des générations. Il l’oblige inconsciemment à la transmission. sa conscience dépasse la limite de sa propre vie. Ce passage à « l’arme » permet d’apaiser ses tensions : « l’outil donne un avenir à l’agression » expliquait Bachelard.

Le couteau que le père a remis solennellement dans les mains de l’adolescent n’est pas une arme mais sa nouvelle capacité à s’étalonner à l’Univers. Il en prend possession (de l’Univers) et s’en sent responsable. En se concentrant, à petites fois, il prend conscience de l’équilibre de la biosphère ; pas seulement dans son déséquilibre exprimé par le profit ou la perte ( expression du déséquilibre non seulement économique mais aussi humain, écologique, culturel, ethnique…). Après ses jeunes années d’errance imaginaire, il remet les pieds sur terre. Il est confronté au monde dans son quotidien, utilisant l’univers de l’enfance comme une ressource, une boite à images dynamisantes de son quotidien conservateur. Pour cela, il faut que l’enfance cesse, qu’elle ne s’évapore pas, qu’elle ne se pervertisse pas. Il faut que les confitures donnent envie de se lever, le pain grillé de marcher dans les blés, l’odeur du jasmin de voler près des oiseaux… que le couteau que j’ouvre au repas me rappelle cette instant précieux qui me rattache à mon père par-delà la mort. Le couteau n’est donc pas un objet de mort, mais un objet de vie qui rappelle à l’initié ce qu’on lui a transmis, qu’il doit transmettre. C’est le premier outil du voyage qui le fera participer au progrès de l’humanité. Tailler une barge à aubes ou un planeur dans une boite de fromage lui donne d’aborder les lois de la physique très tôt et très concrètement. Son besoin de comprendre se fera plus aigu en cours théorique. Les bases lui seront familières. Le couteau est alors l’outil de l’édification de sa volonté. Il lui donne envie de faire, il lui crée des possibilités, il lui chatouille son imaginaire qu’il transforme en projet. Alors, graver son nom sur un rocher ouvre-t-il un nouveau champs de vie ( de vision du monde) à l’adolescent…

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