Dominique Naert - Nous n'avons pas la capacité de changer le monde, mais celle de changer notre propre vision du monde…/… We can't change the world, but we can change our view of it.
 
juil
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La société garantit à la Mère.

Ecrit par Dominique

La société garantit à la Mère.

Le compagnon cependant s’est fait reconnaître du Père, de la Mère et du rouleur ; il a fait ou il fera le soir même son entrée de chambre. Il lui est permis alors d’aller se reposer ou, s’il le préfère, de prendre quelque nourriture en attendant le repas commun. Le jour même, si l’heure n’est pas trop avancée, sinon le lendemain matin, le rouleur spécialement chargé de ce soin se met en campagne pour lui trouver du travail, si déjà il ne sait où adresser le nouveau venu ; aucune place n’est-elle vacante, l’arrivant chômera quelques jours. En attendant, il logera et mangera chez la Mère ; jusqu’à ce qu’il ait trouvé à se faire embaucher, il ne lui sera rien demandé.

Cette confiance ainsi témoignée par un aubergiste à un étranger étonnera peut-être un peu le lecteur. Car enfin, dira-t-on, cet artisan n’offre que de faibles garanties. Son bagage ne consiste le plus souvent qu’en un sac mal garni ou en quelques vêtements ou chemises de rechange noués dans une serviette qu’il porte sur l’épaule, fixée à son bâton de voyage. N’est-il pas à craindre que ce client nomade ne s’éclipse un beau matin en oubliant de solder sa note ?

Ces dangers n’ont pas échappé aux auteurs anonymes des règlements du compagnonnage ; ils ont su non seulement les prévoir, mais les conjurer et par là même atteindre ce double but : assurer au compagnon du Tour de France le crédit qui lui permettra de vivre, alors même qu’il ne travaille pas encore et protéger à son tour la Mère, l’aubergiste qui lui accorde sa confiance, contre les risques auxquels pourrait l’exposer la mauvaise foi de son client de passage. Un véritable code purement oral et coutumier chez certaines sociétés, incorporé aux statuts écrits chez d’autres associations, délimite à cet égard les obligations de chaque partie sous le contrôle et même, jusqu’à un certain point, avec la garantie de la collectivité.

Tout d’abord, il existe dans quelques sociétés une coutume qui mérite d’être signalée : l’arrivant a droit à un certain nombre de repas gratuits1. C’est une sorte de bienvenue qui lui est offerte. Les dépenses du compagnon ne commencent à être inscrites à son compte débiteur que lorsqu’il a bénéficié de cette hospitalité temporaire. Mais enfin, le moment est venu où le compagnon doit pourvoir à sa nourriture et à son entretien. Ses dépenses seront désormais inscrites par lui-même après chaque repas sur l’ardoise appendue le long de la muraille de la salle à manger, pour être ensuite transcrites sur le livre de comptes. A dater de ce jour et jusqu’à ce qu’il règle la Mère, il lui est fait crédit. Pour faciliter cette ouverture de crédit, la société se porte le plus souvent, jusqu’à concurrence d’une certaine somme, caution envers la Mère du paiement des dépenses de l’arrivant.

Chez les compagnons forgerons la société cautionne ainsi une dépense de 40 francs par compagnon et de 15 francs par aspirant. Chez les maréchaux-ferrants, la société répond pour une somme de 90 francs pour un compagnon, de 30 francs pour un aspirant. Mais on prend des précautions pour qu’il ne soit pas fait un mauvais usage de ce crédit. Dans les deux sociétés que nous venons de citer, il est formellement interdit à la Mère de laisser un compagnon qui ne travaille pas faire des dépenses inutiles. « Nous voulons bien, nous disait pittoresquement le premier en ville des forgerons de Paris, venir en aide à ceux des nôtres qui sont momentanément dans le besoin; mais nous ne voulons pas qu’ils puissent s’offrir des absinthes gommées ou jouer à la manille avec notre argent. » Lorsque la limite du crédit garanti par la société est atteinte, la Mère peut exiger que le compagnon paie comptant ses dépenses à venir. Le nouveau crédit qu’elle consentirait alors serait ouvert à ses risques et périls ; en pareil cas, au surplus, les Mères se montrent généralement très conciliantes.

Si le compagnon jouit d’une bonne réputation, s’il est notoire qu’il a fait tout son possible pour être embauché sans cependant y parvenir, si en un mot les embarras pécuniaires avec lesquels il est aux prises ne procèdent pas de sa faute, mais de circonstances de force majeure, son hôtesse ne se montrera pas intraitable. Elle patientera2 jusqu’à ce qu’il soit en mesure de s’acquitter envers elle. Cette confiance est rarement trompée.

On cite cependant des exemples de mauvaise foi. Comme toute collectivité, le compagnonnage a ses brebis galeuses. Il arrive que certains sociétaires abusent de la bonté de la Mère et partent un beau matin laissant leur compte de dépenses impayé et sans avoir pris aucun arrangement : c’est ce qu’on appelle brûler. Les coutumes du compagnonnage ont prévu ce manquement à la probité professionnelle, et il ne demeure pas impuni : grâce à l’active correspondance qu’entretiennent entre elles les diverses Cayennes, le coupable est vite signalé, partout où il se présente, il est éconduit et montré du doigt ; cette quarantaine ne cesse que lorsqu’il a désintéressé la Mère. « Un lundi matin, raconte Agricol Perdiguier (alors premier en ville de la société des compagnons menuisiers du Devoir de Liberté, gavots de la ville de Lyon), le rouleur et plusieurs hommes inoccupés m’attendaient chez la Mère pendant que je leur cherchais du travail. J’arrive et ma course n’avait pas été infructueuse.

« Je dis au rouleur: Vous placerez celui-ci là, cet autre là. Enfin j’indique le maître chez lequel chacun doit être embauché. Un dernier que j’avais oublié, et pour cause, avance et me dit: Et moi ? – Vous ? Mais n’êtes-vous pas Chalonnais ? – Si. – Eh quoi ! vous avez oublié de quelle manière vous êtes parti de Chartres. Vous avez brûlé ; vous êtes écrit ; nous avons ici sur nos registres votre nom, votre signalement, votre histoire. Retirez-vous, nous n’avons pas de travail pour les gens de votre espèce. – Je paierai. – Quand vous aurez payé, quand vous aurez seulement payé en partie, et que les compagnons de Chartres nous l’auront fait savoir, vous reviendrez, mais jusque-là vous resterez loin de nous3

Les sociétés ne se bornent généralement pas à exiger le paiement des dettes contractées envers la Mère. « Il faut aussi payer le boulanger, l’aubergiste, le cordonnier, le tailleur. tous ceux qui nous ont fait la grâce de compter sur notre loyauté ou tout au moins prendre avec eux des arrangements convenables. Tout compagnon ou apprenti qui se montrerait ingrat, inique envers ses créanciers, qui manquerait de cœur, d’honneur, de probité au préjudice de qui que ce fût, nous devons le frapper de réprobation, l’écrire comme brûleur, l’éloigner de notre société4

On ne dénonce pas seulement les mauvais payeurs, ceux qui s’en vont sans régler leur dette, mais encore ceux qui tenteraient d’en dissimuler frauduleusement une partie. L’article 110 du règlement intérieur des boulangers est rédigé dans le même esprit :

« Tout compagnon (dit cet article) qui trompera la société par des fausses dépenses, s’il dispose de fonds appartenant à la société ou s’il n’est pas juste dans ses comptes, sera chassé à vie. Cet article ne sera applicable que dans le cas où les dépenses seraient fortes et compromettraient la société. Dans les cas contraires, si ce n’étaient que des dépenses faites chez la Mère, le délinquant ne sera exclu que pour deux ans et paiera 15 francs d’amende au profit de la caisse. Il restituera l’argent dû et paiera ses cotisations tout le temps de son exclusion5. » Un ancien compagnon charpentier passant du Devoir (bon Drille), aujourd’hui directeur de l’importante société coopérative : les Charpentiers de Paris, et membre du Conseil supérieur du travail, M. Favaron, nous citait à ce propos un exemple caractéristique de la surveillance rigoureuse que les compagnons exercent sur les nouveaux venus, afin de réprimer toute tentative d’indélicatesse : « J’ai été plus d’une fois, nous disait-il, témoin de la petite scène suivante : Un compagnon arrive dans une Cayenne où il n’est pas encore connu. Les trois repas gratuits auxquels il a droit lui sont servis. Au repas suivant, le premier qui sera porté à son compte, le jeune homme se met à table avec ses camarades, mange avec appétit, savoure son café et son petit verre, puis se lève de table et, suivant l’usage, se dirige vers l’ardoise où chacun tour à tour inscrit sa dépense.

« Sans qu’il s’en doute, l’instant pour lui est solennel. Les compagnons qui sont dans la salle ne prêtent en apparence aucune attention à ce qu’il fait : les uns boivent, d’autre fument ou jouent aux cartes. En réalité, s’il y a vingt compagnons dans la salle, vingt paires d’yeux guettent l’aspirant, épient les lignes qu’il trace sur l’ardoise. Chacun sait, aussi bien que lui, le nombre et le genre de plats qu’il s’est fait servir, la quantité de pain qu’il a consommée, les apéritifs ou les liqueurs qu’il a absorbés.

« Inscrit-il, sans rien omettre, le détail complet de ses consommations, tout va bien ; on le laissera sortir sans qu’aucun, indice vienne déceler la surveillance dont il a été l’objet, surveillance qui du reste se relâchera dès le second repas, car on a conçu de lui une opinion favorable. Mais si, intentionnellement ou par mégarde, il oublie d’inscrire sur l’ardoise l’une des portions qu’il avait commandées, malheur à lui ! En un clin d’œil, il est entouré, injurié, menacé. En vain proteste-t-il de sa bonne foi et s’excuse-t-il sur un manque de mémoire, il est sévèrement admonesté et averti qu’en cas de récidive, il s’expose à être chassé de la société. » Le compagnonnage n’admet dans son sein que des honnêtes gens.

Il est des ouvriers qui, sans être malhonnêtes, sont foncièrement légers et imprévoyants. L’argent fuit entre leurs mains comme de l’eau : ce sont les prodigues du prolétariat.

Le compagnonnage prend sous sa tutelle ces grands enfants ; il les empêche de dissiper leur salaire et de s’endetter. Perdiguier nous conte à ce sujet une historiette assez touchante. «Nous avions, dit-il, un affilié que l’on appelait Grasse, du nom de sa ville natale. Son boulanger, son aubergiste, la Mère avaient à se plaindre de lui. Je le grondai, je lui donnai des avis. Grasse n’en tint aucun compte ; il s’endettait toujours plus. Son cœur n’était pas mauvais ; mais sa tête ne valait pas le diable.

«Lassé de sa conduite, je vais le trouver à son atelier. Je l’entretiens tout haut devant son bourgeois. Nous convenons tous trois que Grasse recevra, à la fin de chaque semaine, la somme qui lui est strictement nécessaire pour vivre et qu’il me sera remis, à moi premier compagnon, le surplus de son salaire, afin qu’il me soit possible de payer peu à peu ses dettes. Le Provençal faisait la grimace, mais il fallait en passer par là ou s’éloigner de la société.

«Au bout de peu de mois, non seulement ses dettes furent, acquittées, mais encore je pus lui remettre une somme assez gentille dont il fut enchanté. Grasse avait une tête de Provençal et dans son exaltation il s’écria: « Oh! que je suis heureux ! je vous ai maudit, mais maintenant, je ne sais pas ce que je ne ferais pas pour vous. Je vous remercie mille et mille fois. » (Mémoires d’un compagnon, t. II, 168.)

1 Chez les compagnons passants charpentiers (bons Drilles) l’arrivant a droit à trois repas gratuits.

2 Il en est autrement chez les boulangers: « La Mère, dit l’art. 31 de leur règlement intérieur, exigera de tout comp\ ou asp\ à qui elle fera crédit qu’il écrive lui-même ses dépenses à son compte et devra les faire régler intégralement chaque semaine. »

3 Mémoires d’un compagnon, t. Il, p. 167. Voir encore une anecdote analogue, ibid., p. 91. Les sociétés entretiennent une active correspondance pour se dénoncer mutuellement les brûleurs (mauvais payeurs) et les renégats (exclus). Nous lisons ce qui suit dans une lettre saisie en 1811 chez des compagnons de Toulouse (Archives Nationales, F’7, 4236) : « Nous vous écrivons au sujet de Couve le Bourguignon que nous avons écrit en renégat pour ne plus rentrer d’après la décision du Tour de France. C’est un renégat de la taille de cinq pieds six pouces, portant une barbe brune, culotte courte, chapeau rond à poil, grand p…, enjôleur dans ses paroles, marche de pastre (?) …» On se communique aussi tous avis relatifs aux dettes des compagnons: « Le pays Langevin, écrivent les compagnons cordonniers d’Angers à ceux de Paris (20 décembre 1812, ibid.), est redevable de vingt francs à votre chambre. Mais comme nous sommes dans l’indigence, vu que nous sommes obligés de payer la dette de plusieurs mauvais sujets, si cela doit vous être égal, il les donnerait à Angers. Cela nous ferait plaisir. Ainsi, les pays, nous vous prions de n’être pas négligents à nous faire réponse. Le pays Manceau, l’ami du Devoir, nous dit avoir emprunté 3 francs à la chambre pour faire le cadot {sic), mais comme le cadot n’a pas été fait alors il dit ne rien devoir. Nous finissons et vous saluons tous en braves compagnons. » {Suivent les signatures.) Adresse : A M. Guérin, marchand de vin, rue Coquenard, n° 60, au bas de la rue du Faubourg-Montmartre, pour remettre aux compagnons cordonniers.

4 Mémoires d’un compagnon, t. Il. p. 158.

5 L’aspirant qui demande à devenir compagnon doit justifier qu’il ne doit rien à personne : « Lors de ma réception, écrivait Chovin en 1860 dans son Conseiller des compagnons (p. 47), nous étions 8 aspirants menuisiers parmi lesquels un Toulousain, dont le travail était parfaitement exécuté, mais qui avait eu le malheur de faire des dupes dans une campagne environnante. Il me semble encore voir son émotion et ses larmes lorsque les compagnons lui dirent : « Pour être reçu compagnon, il faut que le talent soit précédé de l’honneur, et qui ne le possédera pas ne franchira pas les portes du Temple.» Il chercha, mais en vain, à excuser sa conduite : larmes, supplications, promesses, tout fut employé. Mais les compagnons furent inébranlables. J’avais vingt et un an alors et je ne saurais dépeindre l’effet que produisit sur moi cet acte. »

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